19 juin 2015

Présence de l’absence

Rina Lasnier, Présence de l’absence, Montréal, L’Hexagone, 1956, 67 p.

La « beauté » en poésie, qu’entendait-elle par là ? C’était à ses yeux une caractéristique des grands accomplissements, catégorie au-dessus du lyrisme quotidien. Un sens de la richesse par accumulation, par un emboitement d’images dans une charpente fruste mais solide, souvent comparable aux enchaînements bibliques. (Jean-Pierre Issenhuth)

L’œuvre de Rina Lasnier est peu accueillante, du moins pour moi. D’abord, il y a cet éloignement du réel, même si la nature y est omniprésente, mais une nature convoquée davantage pour sa valeur de symbole. Il y a aussi une conception de la vie qui appartient à une époque que ma génération s’est efforcée d’oublier. Et il y a souvent un déluge de mots qui finit par envahir le sujet du poème au risque de le faire sombrer.  

Heureusement il y a aussi de courts poèmes comme « C’est toi » : « C’est toi les trente-deux vents  / Dans l'omniprésence de l’air; / Et c’est moi l’herbe précaire / Quand ta voix glisse de la pierre. // Ne parle pas à la pierre / Elle n’écoute que sa durée; / C’est moi ce cœur périssable / Sûr comme l'aveu dans le vent... » Deux êtres séparés, leur impossible rencontre, leur attachement indéfectible; la terre et l’air, leur fusion difficile. Il me semble que la « manière de penser », toute en contradictions, de l’auteure est bien résumée ici.

Présence de l’absence est le premier et le plus connu des poèmes du recueil. Pour rendre la force du sentiment amoureux, Lasnier convoque et conjugue tous les éléments de la nature : l’air, le feu, l’eau, la terre fusionnent même quand ils se repoussent : « Tu es né mêlé à moi comme à l'archaïque lumière les eaux sans pesanteur, / Tu es né loin de moi comme au bout du soleil les terres noyautées de feu ». Les éléments terrestres échangent tant bien que mal leurs propriétés avec les éléments aériens, dans un va-et-vient tout en verticalité, comme le suggérait le titre d’un recueil précédent, « Le Chant de la montée ».

Revenons au titre. On comprend tous que les absents puissent avoir une présence importante, voire obsédante. Mais tel n’est pas vraiment le propos de l’auteure. On dirait plutôt que l’absence a le pouvoir de magnifier l’amour, de le nourrir, de le rendre plus présent : « C’est moi l’amour sans la longue, la triste paix possessive... / Moi, je suis en toi ce néant d’écume, cette levure pour la mie de ton pain; / Toi, tu es en moi cette chaude aimantation et je ne dévie point de toi ». C’est ce jeu de l’attirance-repoussoir qui donne un sens à cet amour. On le notera, c’est l'amoureux le point d’ancrage, tout aérien soit-il : « C'est moi qui fais lever ce bleu de ton regard et tu couvres les plaies du monde. » On notera également qu'il ressemble davantage à un « pur esprit » qu’à un être bien en chair et pourtant celui-ci n’existerait pas sans elle : « Toi, tu nais sans cesse de moi comme d’une jeune morte, sans souillure de sang; / De ma fuite sont tes ailes, de ma fuite la puissance de ton planement. »

L’amour est au cœur de la plupart des poèmes du recueil, mais un amour vécu à distance. Le poème « Présence de l’absence » se conclut ainsi : « Je suis l’embrasement amoureux de l’absence sans la poix de la glutineuse présence. » Le poème « Angoisse » fait aussi état de l’intransigeance du sujet: « Je veux saigner solitaire et sécher debout / comme l’animal émincé de la graisse et la boue »; « J’ai refusé le sein de chair pour l’allaitement de la pierre ». Je lis une forme de solitude hautaine, une volonté de se dépouiller de tous les attributs physiques qui matérialiseraient cet amour. Dans « Jungle de feuilles », Lasnier traite du lien entre l’arbre et la forêt envahissante : « Absence de la forêt suffoquée de feuilles, / luxuriance à pourrir l’armature de l’arbre, / toison sans tête, sans ossature, monstre de pelage ; / frondaisons sans sursis de ciel au bras des branches. » Encore une fois on note la pureté de l’arbre solitaire opposée à la forêt glutineuse. Celle-ci n’est qu’une « jungle tiède où manque la gloire amoureuse d’un corps incendié ».

Pour le reste, disons que la composition du recueil est assez déroutante. Y a-t-il un ordre, j’en doute. Ainsi sont intercalées des pages 25 à 36 une série de « Chansons » d’inspiration folklorique et religieuse qui ont bien peu à voir avec les poèmes qui les précèdent et les suivent. On dirait un intermède ! Suivent deux poèmes en anglais et d’autres qui semblent être des œuvres de circonstance. Et à travers tout cela, des poèmes plus descriptifs, souvent sur le motif de l’arbre, des poèmes religieux et encore des poèmes intimes, à l’image des premiers du recueil.

Malgré l’éparpillement thématique, l’hermétisme et une logique qui me heurtent, Présence de l’absence mérite d’être lu. Dans ses meilleurs poèmes, Lasnier a du souffle, du rythme, bref un emportement verbal qui vient nous chercher. Pour tout dire, il y a une beauté du langage qui transcende un peu tout le reste.

Le reflet

Sitôt que j'avais vu le reflet qui nous sauve…

Tes yeux entre les ailes de ton regard,
Cet oiseau bleu redevenu sauvage,
Au grillage de ta juste colère
Il tremble et sur soi se resserre ;
Mais toute tempête est blessée de bleu
Et toute marée se brise de jeux,
Et tout mal se dissout en aveux.

Le bleu vient de plus haut que la lumière,
Il voit plus loin que l’écume de la mer,
Il s’adoucit mieux que le bleu de la neige ;
Quand sur les miens se fermeront tes yeux
Pour ne plus voir l’écart de l'aile bleue,
Retirant nos larmes et nos souffles
Nous relierons le faisceau de nos bouches.

« Présence de l’absence » : écouter la belle lecture de  Gilles-Claude Thériault
Lire le numéro de Liberté consacré à l’auteure, surtout l’article de Gilles Marcotte.

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