18 août 2012

Manitoba


Maurice Constantin-Weyer, Manitoba, Paris, Ferenczi, 1930, 157 pages. (Bois originaux de Gérard Cochet) (1re édition : Paris, F. Rieder, 1924)

Dans Manitoba, Maurice Constantin-Weyer raconte son aventure manitobaine. Cet intellectuel français, par esprit d’aventures, a immigré dans l’Ouest canadien (1904-1914). Il a acquis un lot de colonisation, mais mal préparé, il a dû s’en défaire au bout de deux ans. Il est devenu trappeur, cowboy, ouvrier agricole pour gagner sa subsistance. En 1914, il retourne en France et s'engage dans l'armée française.  (Pour en savoir plus : André Fauchon)

Le récit, qui tient aussi de l’essai et de l'autobiographie, est divisé en 8 chapitres. Le premier raconte son tumultueux voyage d’arrivée et le dernier, son départ. Les chapitres 2 à 5 sont consacrés à chacune des saisons. Il décrit son expérience manitobaine, sans la personnaliser, si bien qu’on n’a pas toujours l’impression qu’il est le sujet de son récit.  Il raconte tantôt les travaux de colonisation des nouveaux arrivants, tantôt ses expériences de chasse et de pêche, mais aussi la fenaison, un feu de forêt, son travail chez un fermier anglais et auprès d’un arpenteur dans le grand Nord. Ce qu’on retient de ces chapitres, ce sont les descriptions très imagées de la nature canadienne.

Les chapitres 6 et 7 sont sans doute plus critiquables. L’un est consacré à l’esprit d’entreprise des Anglo-saxons. Il fait de Donald A. Smith un véritable héros, un entrepreneur-poète : « Un créateur d’empire, il faut qu’il soit poète. Car il ne crée que s’il s’évade de la terre, non pour la quitter à jamais, mais pour, l’ayant embrassée de haut, mesurée, possédée de l’œil, en un mot dominée, il revient à son contact plein d’air pur et de vigueur nouvelle. » Le grand mérite de Smith, c’est d’avoir compris qu’il « n’est de colonisation que celle qui s’appuie sur l’agriculture ». Bref, Smith a rêvé un Manitoba agricole et a tout fait pour que  son rêve devienne réalité.

Le chapitre suivant est consacré au Canadien français. Il s’intitule platement « Jean-Baptiste ». Jean-Baptiste est un Canadien français qui est venu dans les prairies sans aucun rêve. Il s’est installé dans un petit village catholique sur des terres à peine exploitables. « Il n’a pas l’âme d’un poète, et pourvu qu’il aille dans une contrée où il y a une église, s’il peut y gagner sa vie, il demande rien d’autre au destin. » Jean-Baptiste commence par travailler pour un compatriote, ramasse un petit pécule et acquiert son lot de colonisation. Il bâtit sa maison et les dépendances, commence le défrichage. Il revient au Québec, le temps d'y trouver une femme. Viennent les enfants. Un jour, Jean-Baptiste décide de risquer un coup qui pourrait lui rapporter gros. Il veut acheter du poisson et le revendre pendant le carême à ses compatriotes. L’aventure tourne mal et il manque de tout perdre. Mais Jean-Baptiste est courageux (ou fataliste) : il se dit qu’il n'a perdu que quelques années après tout.

Constantin-Weyer a des idées bien arrêtées sur maints sujets. Il a d’abord cette vision élémentaire d’un monde sauvage où les forts mangent les petits. Bien sûr, cette dure loi de la nature, il l’emprunte au règne animal, entre autres aux loups qu’il semble affectionner. Mais quand il l'applique aux humains, cela donne des phrases comme : « Des gens qui savent combien il est nécessaire de se discipliner pour créer un empire, ont dû bien rire de voir la France donner le droit de vote aux noirs!... Un homme qui sait la vie, — ce que vous ne savez guère, — craint de voir une arme aux mains des faibles, car il sait que les faibles en abuseront toujours. Le fort peut pécher par excès de générosité et d'insouciance, le faible, non! Et cela sous peine de mort, ce qui est encore dans la nature des choses. » Ou encore : « Et si la France se repeuple, sans déverser le trop-plein de sa population dans des colonies prêtes à l'accueillir, et à lui donner des terres, elle va à une autre guerre. Un pays est militariste, non pas en fonction de l'armée qu'il entretient, mais en fonction des sacs de blé ou des bœufs qu'il est obligé d'importer. Dans quelques siècles, il sera probablement admis, par le monde, de réduire la natalité par la castration des éléments malsains du pays. En attendant, les colonies peuvent seules servir de régulateur à notre besoin de nous reproduire. »

Extrait
Voilà bientôt cinq ans que Jean-Baptiste a quitté le Bas-Canada. Il est né dans cette admirable province de Québec où chaque montagne est un dôme de verdures diverses, une mosaïque des feuillages des arbres les plus nobles; où chaque vallon est un champ bien cultivé, un verger aux pommiers bien alignés, ou un lac d'une transparence précieuse; où chaque gorge possède sa cascade comme un chant perpétuel; où les montagnes s'écartent soudain pour faire au plus beau fleuve du monde une haie attentive ri respectueuse.
Les agglomérations s'y nomment des « paroisses ». On y parle un français qui, quoi qu'on en dise, manque de pureté. Il vient directement de la source, mais d’une source un peu trouble, qui a dissous dans son cheminement souterrain le sel de tous les patois de la côte française de l'Atlantique ; des mots anglais, des mots indiens qui y sont tombés; leur saveur n'était pas désagréable, on n'a pas filtré l'eau. C'est au surplus la langue que parlent familièrement en chaire les « messieurs prêtres ». Le Canada français est avant tout le Canada catholique.
Jean-Baptiste est le fils d'une race rude et robuste. Son père, son grand-père étaient des bûcherons, grands travailleurs, souvent ivres et parfois batailleurs. En remontant plus haut, si l'on savait le chemin, on trouverait sans doute un ancien marin, et peut-être un pauvre La Ramée, ou une pitoyable Manon Lescaut, déportés sous Louis XIV pour de petits méfaits. Mais les « messieurs prêtres » ont passé par là. Leur parole autoritaire et dure a discipliné ces âmes; aux époques où le danger sous tant de formes s'embusquait dans la sylve canadienne, ils ont évoqué la Mort, et se sont aidés, pour leur œuvre de fondateurs d'empire, de toutes les terreurs que leur prêtait généreusement l'au-delà. Puis, les âmes pétries, ils continuent par habitude.
Parce que l'Église l'ordonne, parce que la chair le veut, les familles canadiennes sont nombreuses. A seize ans, quatorzième enfant de son père, troisième enfant de sa mère — la première femme Laroche est morte en mettant au monde l'onzième — Jean-Baptiste n'a plus trouvé dans la « paroisse » assez d'ouvrage pour payer sa pension à ses parents. Il a songé à cet Ouest mystérieux qu'on vante comme le plus merveilleux des mondes : pas de rochers, pas de montagnes, pas de ruisseaux, pas de cascades, rien de ce qui peut gêner le colon. Un des oncles est parti là-bas, il y a longtemps déjà. On l'a vu revenir à plusieurs reprises, froissant à poignées les piastres, et, de bar en bar, saoulant à ses frais tous les mâles du pays. » (p. 104-105)

Sur son oeuvre
Un homme se penche sur son passé




10 août 2012

Autour d’une auberge


A. C. de Lisbois, Autour d’une auberge, Montréal, Imprimerie de la Croix, 1909, 183 pages. (A. C. de Lisbois est le pseudonyme d’Azarie Couillard-Després)

Le curé de Notre-Dame-de-Pointe-aux-Foins a décidé que l’auberge du village devait fermer. En chaire, il prononce un prône qui divise ses paroissiens. Cette auberge appartient à un Français, monsieur Sellier, débarqué au Québec il y a vingt ans, qui n’a que faire des directives du curé, ce qu'il ne peut dire ouvertement. Il est puissant puisqu’il possède un moulin à scie qui fait vivre plusieurs paroissiens. En fait, il a hérité de la fortune de son beau-père quand sa femme est morte. On apprendra, plus loin dans le roman, qu’il a assassiné son beau-père. Craignant la réaction des Canadiens, il s’est associé à Jules Rougeaud, le maire du village, dont il rétribue généreusement les services. Il n’hésite pas à acheter les conseillers, à intimider ses créanciers. Il s’est même trouvé un homme de paille pour diriger l’auberge.

À chaque année, le permis de boisson doit être renouvelé par le Conseil municipal. La première année, Sellier réussit à acheter deux conseillers au grand désespoir du curé et de quelques citoyens qui forment le comité de la tempérance. Cependant, l’année suivante, on s’assure que les nouveaux membres élus du Conseil soient des partisans de la tempérance. Sellier perd son permis et Rougeaud fait brûler la maison d’un opposant pour se venger. Un témoin l’a vu, il est emprisonné. Quant à Sellier, il meurt peu de temps après, victime d’un arbre.

Vous l’aurez compris, Autour d’une auberge, c’est d’abord une charge à fond contre les « buvettes ». L'auteur reprend de façon laborieuse tous les arguments et contre-arguments que le débat suscite. Des extraits, comme celui qui va suivre, occupent une grande partie du roman (ils sont énoncés par le curé et repris par les tempérants; je vous épargne les arguments du clan adverse).

« Car celui qui s'habitue à prendre de ce poison s'abrutit insensiblement. Les ravages de l'alcool sont incalculables. Que de maladies il engendre ! Cette boisson brûle les organes, l'estomac, le foie, le rein, le cœur. Elle occasionne les dérangements du cerveau, les syncopes du cœur, l'apoplexie, l’épilepsie, la démence......C'est la boisson qui peuple les asiles d'aliénés. Oh! combien il est coupable le gouvernement de notre pays qui n'élève pas une digue puissante contre ce courant envahisseur, de crainte de voir ses revenus diminuer. Oui ! Mes Frères, les ministres, les députés, sont responsables de cet état choses qu'ils tolèrent. Ils ont peur des hôteliers des grandes villes. Pourquoi reculent-ils? Pourquoi font-ils pas des lois sévères contre ces buvetiers ? Pourquoi ne protègent-ils pas notre race contre l’alcool? »

Le roman défend aussi la place des curés dans la société. Sellier, qui a vécu dans la France laïque, trouve que les Canadiens forment une « bande de poules mouillées ». Pour lui, le pouvoir ecclésiastique s’arrête au seuil de l’église. Cela nous vaut un argumentaire en faveur des curés. Un chapitre est consacré à démolir les thèses qu’André Siegfried a développées dans Le Canada, les deux races ; problèmes politiques contemporains, (Paris, A. Colin, 1906). Pour Siegfried, le clergé a joué un rôle important dans la préservation de la « race » canadienne-française, mais le tribut est devenu trop lourd, entre autres en ce qui regarde les écoles, complètement dépassées selon lui.

Enfin, disons que le roman se présente comme une attaque en règle contre la France républicaine : « La France se meurt sous le gouvernement infâme qui la régit. Les impies réclament la liberté pour eux, mais ils la refusent aux catholiques qui souffrent des persécutions continuelles. Pour arriver à leurs fins les francs-maçons ont attaqué les écoles: ils les ont laïcisées. Ils ont chassé les religieux et les religieuses de leurs couvents; puis se sont mis ensuite à piller les églises. Ce n'est pas tout: ils s'attaquent maintenant au clergé. Ils emprisonnent les évêques, les prêtres qui refusent de reconnaître des lois injustes, draconiennes, et qui revendiquent la liberté de l'Église. Les dernières nouvelles nous apprennent que le Cardinal Andrieu, Mgr Amette ont été poursuivis et condamnés par des juges à la crèche du gouvernement. Mgr Ricard et plusieurs vicaires généraux, le 2 juillet 1909, ont reçu le même honneur pour avoir défendu les droits de l'Église du Christ. / Voilà la liberté si vantée par Sellier, type parfait de tant d'autres, qui viennent sur nos bords, exalter les bienfaits de la libre pensée, et plaindre les Canadiens parce qu'ils sont restés attachés à leur foi. » (p. 150-151)

5 août 2012

Un homme en laisse


Jean-Paul Filion, Un homme en laisse, Montréal, Les romanciers du jours, 1962, 124 pages.

Le vieux Frid a abandonné sa femme et ses enfants et s’est installé à l’écart du village. Il a pour seul ami Monsieur Bleau qui le visite tous les soirs. Il exploite un chenil d’une quarantaine de chiens. Il a quand même un préféré, Castor, un chien qu’il traite comme un humain.

Un soir, alors qu’il s’apprête à se coucher, il s’aperçoit que Castor ne tient pas en place, qu’il demande pressement la porte. Il le laisse sortir. Le chien file à toute vitesse vers le bois, comme si son sixième sens lui avait permis de repérer quelques animaux sauvages. Voyant qu’il ne revient pas, Frid  prend une lampe de poche, son fusil et part à sa recherche. Et là commence un manège, semblable au jeu du chat avec la souris. Le chien semble l’appeler au loin. Quand Frid approche, le chien se déplace et lui lance un nouvel appel. Ce manège va durer presque deux jours. Le vieux est à moitié mort (il n’a pas mangé, c’est octobre et il a froid, il s’est écorché…). Au bout du compte,  le chien le mène jusqu’à un chasseur, blessé, perdu, à moitié fou. Le vieux Frid n’a pas le choix, il doit le sortir du bois. Heureusement le chien trouve un raccourci qui allège le chemin de retour. Il n’empêche que la tâche est pour ainsi dire surhumaine, puisque le chasseur ne s’aide pas et que le vieux doit le traîner. Ils aperçoivent finalement le village. Malheureusement Castor, qui a peu mangé depuis le départ, s’enferre dans un piège à ours. Le vieux doit l’abattre. Il est complètement démoli. C’est finalement le chasseur, qui a repris un peu ses sens, qui ramène Frid chez lui. 

 Jean-Paul Filion avait déjà deux recueils de poésie à son actif lorsqu’il publie Un homme en laisse, le sixième roman dans la collection « Les romanciers du jour ». C’est un roman d’action et pourtant il y en a très peu. L’essentiel tient aux difficultés que le vieux rencontre dans sa poursuite et aux admonestations qu’il sert à son chien. On pense que Frid va mourir et que son aventure est une métaphore de sa traversée vers l’autre monde.  On est un peu déçu et surpris de découvrir que cette longue pérégrination se termine devant un chasseur mal en point. La fin n’est pas claire. Je comprends que cette traversée n’est qu’une perturbation de plus dans sa longue vie. La mort du chien le rapproche des humains. 

Extrait
Les deux hommes se laissèrent couler sur le penchant de la colline, puis s’engagèrent dans un champ labouré aux sillons durs comme des madriers. Ils parvinrent à une clôture dont ils ne purent qu'à grand-peine enjamber les pagées. Puis ce fut une pièce de luzerne gelée qu'ils croisèrent sans prononcer le moindre mot, sans échanger le moindre des secrets que chacun étranglait au fond de lui-même. L'espace d'une seconde, le vent put porter ces mots frêles, chétifs, mais le silence reprit aussitôt toute la place. Frid marcha faiblement derrière son voisin dont l'allure s'était raffermie.
Lorsqu'ils arrivèrent au pied de la pente qui bordait le chemin juste en face du chenil, les hommes firent halte, se regardèrent un moment sans rien dire, puis se mirent à grimper.
Parvenu le premier au bord de la route, l'étranger aspira profondément l'air du grand jour. Il se retourna et attendit.
À mi-côte, Frid avait laissé tomber son sac qui gisait comme une pierre derrière lui. Moulu, contusionné, il s'amenait à quatre pattes, l'œil égaré, le souffle à bout, se traînant avec le désespoir d'un animal traqué. Arrivé au pied de l'homme, il s'affaissa complètement, la face contre terre, et sa bouche bava un râlement sourd.
Conscient, l'étranger fut pris d'un mouvement de panique. Aussitôt, il mâta son épouvante et se pencha sur le vieux qu'il réussit à rouler sous la clôture du chemin. Il traversa à son tour et, y mettant toutes ses forces, il empoigna Frid sous les bras, le tira comme une poche en travers du fossé, franchit la route, et pénétra à reculons dans la cour qui séparait la maison du chenil.
Pendant qu'il montait les trois marches du perron, le vieux inerte et pendu au bout de ses bras, l'étranger entendit un tonnerre d'aboiements qui venait d'éclater dans le bâtiment, au fond de la cour. Brusquement, la porte s'ouvrit.
— Qu'est-il arrivé? s'alarma Monsieur Bleau, pâle de terreur.
Le jeune homme franchit rapidement le seuil la porte, traînant Frid jusqu'au centre de la cuisine. Doucement, il retira ses mains et la tête du vieux bascula sur le côté.
Par la porte restée ouverte, une large bande de soleil coulait sur le plancher.
Monsieur Bleau s'était approché avec frayeur.
— Vite, du secours!... balbutia l'étranger en se relevant. (p. 122-124)

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