9 octobre 2011

Quand reviennent les outardes

Berthe Hamelin-Rousseau, Quand reviennent les outardes, Montréal, Beauchemin, 1956, 176 p.

1re partie
L'action se déroule dans un village fictif de l'Ile d'Orléans. Ève et Alain s’aiment depuis leur plus tendre enfance. Elle est la fille d’un avocat, descendant de l’ancien seigneur de l’Ile, et il est le fils d’un juge. Ils se voient surtout pendant les vacances d’été, car ils étudient en ville. Leur amour survit à l’adolescence. Jeunes adultes, ils projettent de se marier, quand Alain est tué dans un accident de voiture.

2e partie
Seize mois ont passé. Poussée par un père pressé d’avoir un descendant, Ève épouse Jean de Courval, un chef d'entreprise de quelques années plus âgé qu’elle. Jean se rend bien compte que sa femme est ailleurs, qu’elle est dépressive.
Les Allemands ont envahi la Belgique, là où habite la sœur d’Ève. Quand le pays est libéré, Ève vole au secours de sa soeur et de son mari. Sa sœur meurt quand même. Ève revient de cette nouvelle épreuve plus forte. Elle retrouve Jean. Ils ont un enfant, puis un deuxième. Jean meurt subitement. Ève, ayant trouvé un courage et une expertise qu’on ne lui connaissait pas, reprend l’usine en main. Même si les outardes reviennent chaque automne, elle sent qu’une menace continue de planer sur le monde.

Le roman manque de fini. On saute d’un épisode à l’autre sans transition. Même si l’auteure essaie de lier le mélodrame à des éléments historiques, rien n’y fait. Tout cela a l’air chiqué. On ne croit pas aux personnages. Même l’écriture est déficiente : « Quoiqu’encore enrobé dans l’esclavage de l’enfance, son être s’arrondissait en personnalité. »; « Les prunelles d’Ève, d’une naïveté transparente et limpide flambaient, mais sa colère tomba comme un manteau encombrant. »

Extrait
Il fallait s’initier à cette tâche de l’industrie, se familiariser avec l’engrenage administratif. Ève étudia l'action des cylindres, bobineuses, filigraneuses, laminoirs, et s'enquit des procédés de blanchiment, effilochage, raffinage, coloration; enfin de l'apprêtage des pâtes et du papier.
Sur des cartes géographiques, elle étudia l'extension possible des marchés, établit de nouveaux contacts, se disant que dans ce genre d'affaires, si l'on n'avance pas on recule. Faire mieux et davantage, toujours mieux, toujours davantage!
Le soir, elle revenait fatiguée, mais heureuse. Ce n'était plus la douce paix de jadis, lorsque tendrement elle appuyait sa tête sur l'épaule de Jean, lorsqu'elle n'avait qu'à nager dans l'aisance et le bonheur, mais une grande paix, une sorte de contentement perpétuel la possédait. Ève se félicitait de cette entente avec la vie qu'elle se faisait un point d'honneur de respecter. À l'usine, tout le long du jour elle entendait les gazouillis de ses fils, vaguement, distraitement, comme de loin l'on entend le murmure de la mer.
Pourtant, c'était le printemps! Le printemps? Quelle risée! Pour elle, c'était le perpétuel automne que seuls deux sourires naissants égayaient. Des nuages d'azur chantaient cependant la joie de vivre, tout reverdissait : le soleil avait repris ses grands éclats de rire, les petits coteaux faisaient des coquetteries, les ruisseaux, débarrassés de leur gangue, couraient à travers les prés, les crapauds sortaient de l'herbe en secouant leurs pattes ridées, près des clôtures les vaches attendaient la traite journalière. Les charrues éveillées demandaient l'attelage et le cheval au museau fumant. Les dindons faisaient des glouglous joyeux accompagnés de petits coups de tête qui saluaient le soleil. Tout parlait de vaillance, de courage, d'entente et d'harmonie.
Poussée par cet engrenage des saisons, Ève connut une exaltation nouvelle. Elle vit l'avenir de ses fils monter avec la fumée des cheminées. Aux heures inévitables d'abattement, stoïque, elle fixait l'horizon. (pages 165-167)

5 octobre 2011

Le Temps des jeux

Diane Giguère, Le temps des jeux, Montréal, Cercle du livre de France, 1961, 202 pages.
Céline, 17 ans, vit seule avec sa mère Jeanne. Elle vient d’être renvoyée de son école où elle n’apprenait rien de toute façon. Elle ne fait rien, végète, ressasse ses souvenirs d’enfance malheureuse. Selon elle, sa naissance fut une erreur : elle n’a pas connu son père et sa mère ne l’a jamais aimée. Celle-ci est une ancienne comédienne devenue caissière par nécessité. Elle a eu plusieurs amants dont un qui lui a laissé Céline. Elle approche de la cinquantaine et a beaucoup de difficulté à accepter son vieillissement. Elle a un amoureux, un professeur d’université, Monsieur Moreuil, qu’elle voit à l’hôtel.
À l’instigation de sa fille, Jeanne invite son amant à la maison. Parce qu’elle déteste sa mère et parce qu’il se passe tellement rien dans sa vie qu’elle en est venue à penser au suicide, Céline tente de séduire monsieur Moreuil. En cachette de la mère, il l’invite. Les deux vont à la montagne. Monsieur Moreuil la fait boire  et couche avec elle. Cet homme est un faible. Il est affreusement laid et il en souffre. Sa femme le traite comme un moins que rien. Céline revient vers lui et ils continuent de coucher ensemble. Elle lui fait croire qu’elle est enceinte. Les deux font le vague projet de s’enfuir... mais il y a la femme de monsieur Moreuil... Comme elle se penche à la fenêtre pour entretenir ses plantes, il la pousse dans le vide. Il est arrêté.
Entre-temps, la mère de Céline, abandonnée, a sombré dans la folie. Finalement, Céline et sa mère se retrouvent toutes les deux à l’hôpital. Le roman se termine ainsi : Céline quitte l’hôpital, toujours aussi malheureuse, conservant l’espoir qu’un événement viendra la délivrer de son malheur : « Peut-être au tournant de cette route, il y avait une épaule où dormir, une maison pour se reposer longtemps, reprendre une à une toutes les années. La douleur l’étreignit comme un sanglot. Elle courut, courut encore plus vite et disparut au tournant de la rue. »
Ce roman, très sombre, nous rappelle les deux premiers de Marie-Claire Blais : La Belle Bête et Tête blanche. Ici aussi, la tension laideur-beauté dynamise l’intrigue. Ici aussi, l’amour est refusé aux êtres laids. Ici aussi, la mère est très loin du modèle traditionnel représenté par Joséphine Plouffe et Rose-Anna Lacasse. Chez Blais et Giguère, ce sont des femmes qui ne vivent que dans le regard des hommes, qui délaissent leurs enfants pour vivre leur propre vie. Céline, comme Isabelle-Marie de La Belle Bête, entretient une véritable haine à l’égard de sa mère. Ce qu’on comprend mal, c’est qu’elle n’envisage aucune action pour se libérer : elle attend passivement qu’un événement se produise. Quant aux pères, ils se sont volatilisés. La « sainte famille canadienne-française » est particulièrement mise à mal.
L’analyse psychologique est très présente dans le roman. Un peu trop selon moi. Certaines explications me semblent superflues et, à l’occasion, répétitives. Toujours selon moi, le roman y aurait gagné en adoptant un point de vue unique, celui de Céline.
Diane Giguère n’avait que 23 ans quand elle a publié Le Temps des jeux. Impressionnant. Ce roman sulfureux, encore plus que ceux de Blais de l’époque, a reçu le prix du Cercle du livre de France. Il a été publié en France. Diane Giguère écrit encore. Son dernier roman,  Le temps de l'Himalaya, date de 2007. Ce serait une « version entièrement revue de son premier roman ».

Extrait
Diane Giguère
Elle n'avait osé ouvrir les yeux de peur de voir, penché sur son lit, ce visage qu'elle détestait tant. Sur sa joue, il y avait comme une brûlure difficile à effacer. Ce n'était ni le vent, ni un rêve, ni la chaleur de l'été. Jeanne avait disparu, mais son odeur demeurait, sur cette joue, dans cette pièce. Un parfum détestable. Tremblante de honte et de peur, elle demeura assise sur son lit et elle écouta le pas de Jeanne qui arpentait le galon. Tant que celle-ci n'aurait pas quitté la maison, elle ne sortirait pas de sa chambre. Elle ne voulait plus jamais revoir sa mère. Son geste de tout à l'heure lui paraissait coupable. Elle frissonnait encore à la seule pensée de cette paume moite et caressante sur sa joue. Comment ferait-elle pour continuer à vivre avec cette femme, dans la même maison, chaque jour de sa vie, avec cette brûlure sur sa joue? Tôt à l'aube, elle était sortie pour aller où? Elle avait couru à la fenêtre pour voir si sa mère allait encore une fois vers le port, mais elle avait disparu dans une voiture. Le jour se levait quand la voiture s'était engouffrée dans le silence du matin, derrière les énormes bâtisses qui se dressaient en bordure du fleuve. Sur la petite coiffeuse du salon, il y avait beaucoup de flacons, de poudre et de désordre. Elle avait même oublié d'éteindre la lampe. Elle avait attendu le pas de sa mère dans l'escalier avant de se précipiter dans sa chambre et de faire semblant de dormir. (p. 143-144)