25 mai 2009

Le Refuge impossible

Jean Filiatrault, Le Refuge impossible, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1957, 199 pages (Coll. Nouvelle-France) (Illustré par Clément)

Le roman pourrait s’intituler : 12 heures dans la vie d’une femme hystérique.

Geneviève, une jeune femme névrosée, attend nerveusement le retour du travail de son mari Jacques. Pierre, son jeune enfant de sept mois, peut mourir à tout instant : il est né avec une malformation cardiaque et, aux dires du médecin, il ne sera jamais un enfant normal du point de vue intellectuel. Cécile, la sœur adoptive de Jacques, et Hélène, sa meilleure amie, sont avec elle. Geneviève refuse d’accepter les déficiences de son enfant et vit dans un état de crise permanent.

Quand son mari arrive, elle s’accroche à lui, le tourmente, lui dit qu’il n’aime pas leur enfant et, surtout, elle exige qu’il renvoie Cécile à l’orphelinat, ce qu’il ne peut faire, ayant promis à sa mère sur son lit de mort de la garder avec lui. Elle lui dit que sa sœur adoptive (elle est muette) est amoureuse de lui… Devant ce climat hostile, il finit par sortir prendre l’air.

Quand il revient quelques heures plus tard, le docteur est là, le bébé ayant eu une crise. Le couple finit par se coucher. Le lendemain, Jacques surprend sa sœur sur son départ. Elle lui a écrit une lettre dans laquelle elle lui avoue son amour. Il est bien près de lui tomber dans les bras! Pire encore, l’enfant est mort durant la nuit. Quand Geneviève se réveille et découvre l’enfant, elle fait une crise terrible et rompt avec son mari.

En épilogue, on apprend que Cécile est morte quelques mois plus tard.


Je soupçonne que ce roman, presqu’un huis-clos, a d’abord été écrit pour le théâtre. Il y a pour ainsi dire trois actes, peu de personnages, peu de lieux, beaucoup de dialogues… et le déroulement dramatique typique d’un certain théâtre. Le tout me semble très « fabriqué ». Les relations entre les personnages ne sont pas très bien expliquées, ce qui rend la précipitation finale peu crédible (Cécile qui part et Geneviève qui répudie son mari). Du drame, en voulez-vous? En voilà! Le climat est sombre, typique des romans de la grande noirceur. **

Extrait

— Moi ! Est-ce que tu m'aimes telle que je suis, telle que je deviens ?
Il ne put lui cacher l'hésitation qu'il mit à répondre.
— Mais oui, je t'aime. Maintenant, tu es tranquille !
Elle n'était pas tranquille. Elle poursuivit :
— Comme au premier jour ?
Il fit signe que oui de la tête. Certainement il l'aimait toujours, différemment sans doute, mais avec la même intensité.
— Et cet amour ne te paraît pas trop pénible à subir, quelquefois ?
— Pourquoi cette drôle de question ?
— J'ai souvent l'impression que tu t'éloignes... que tu deviens insaisissable.
— Il ne faut pas faire attention. Ce n'est jamais l'amour qui est lourd, mais l'existence.
Selon lui, chaque vie était un champ de bataille où les victoires et les défaites alternaient au hasard des jours : chaque vie était un combat où celui qui attaque et celui qui se défend ne font qu'un seul être... soi-même. Elle lui coupa la parole. Pourquoi récitait-il toujours des phrases toutes faites ?
— Pourquoi me dire toutes ces choses tristes en ce moment. Il m'arrive si souvent d'être vaincue.
Peut-être ne savait-elle pas employer les armes qu'il fallait. Peut-être que pour elle, les victoires étaient plus difficiles que pour d'autres. Oui, sans l'amour de Jacques, depuis longtemps elle serait asservie. C'était à cause de cet amour qu'elle pouvait vivre encore et se défendre contre l'ennemi.
Il ne croyait pas que l'amour fût une arme mais un lieu de repos, une trêve. Il réfléchit que là, peut-être, résidait la source de ses nombreuses défaillances. Puis il se demanda s'il était capable d'un amour véritable, celui qui .se donne et s'abandonne, auquel l'être entier participe !
Mains liées, les époux observaient un silence rigoureux. Ils devaient respecter ce moment. Geneviève fut reprise par son exaltation. Si seulement elle pouvait trouver les mots pour exprimer la joie qui l'avait prise tout entière quand le petit lui avait enfin donné un signe de vie ! Elle se tourna vers lui.
— Regarde mes yeux, je suis certaine qu'en ce moment ils brillent !

—Ils sont beaux... Ils sont chauds... comme autrefois.
— J'ai de la chaleur plein le cœur et plein l'âme. Pense, Jacques, notre enfant est à nous... bien à nous ! (pages 107-108)



Filiatrault chez Laurentiana
Terres stériles
Le Refuge impossible

21 mai 2009

La Nuit ne dort pas

Adrienne Choquette, La Nuit ne dort pas, Québec, Institut littéraire du Québec, 1954, 153 pages.


Adrienne Choquette prête son nom au plus prestigieux prix de la nouvelle depuis 1981. La Nuit ne dort pas est son premier recueil. Il y a au moins un meurtrier, quelques êtres atteints de folie, et beaucoup de marginaux dans cette œuvre. Ce ne sont pas des nouvelles réalistes. On flirte avec le policier et le fantastique, sans jamais vraiment entrer dans ces genres.

Monsieur Franke
Le médecin a averti tout le monde qu’il ne fallait plus que M. Franke ait des émotions fortes. On l’épargne tant et si bien et il embarque tellement dans le jeu qu’il en vient à ne plus avoir de vie.

Le vase brisé
Une femme craint que sa fille ait hérité des gènes de son mari atteint de folie. Pourtant, c’est elle qui est à l’asile...

Le sommeil de Louis
Au lendemain d’une nuit de noces plutôt décevante, Gisèle regarde Louis dormir. Elle ne ressent rien pour cet homme et se demande si elle ne s’est pas tout simplement laissé prendre au jeu...

Le voyageur
Un enfant qui voue une admiration sans borne à un oncle nomade est très déçu quand ce dernier rentre au bercail, penaud et repentant, au bout de vingt ans.

Faits divers
Un homme, qui a assassiné une femme, attend pendant toute une nuit la venue des policiers.

Les Étrangers
Un enfant attardé, victime d’un tour humiliant de la part du fils du propriétaire, comprenant mal la colère de sa famille, s’apprête à se venger.

Le mauvais œil
Une jeune femme, venue se reposer à la campagne, se retrouve par hasard dans une maison de ferme qui, vue de l’extérieur, a l’air complètement idyllique. Pourtant, elle a tôt fait de ressentir qu’un climat malsain règne dans cette maison qui semble si paisible. Le mari, sans en avoir l’air, impose un respect sinon une grande crainte à sa femme, à sa fille obèse et à sa benjamine, légèrement déficiente. Même si les femmes se confient un peu, la narratrice n’arrive pas à percer le mystère de cette maison. Inceste? Violence? Méchanceté?

Les six premières nouvelles sont très moyennes. La dernière, qui fait 61 pages, est réussie, malgré une certaine confusion, défaut que l’on trouve dans la plupart de ces histoires.

Extrait
Quand je fus assurée que mon séjour chez les Ducasse n'était pas un mauvais rêve, je pris peur, non de ce qui pouvait arriver, mais du sort que, entre mes mains, connaîtrait peut-être une histoire sans commencement ni fin.
Oui, je me suis défendue, ta;:t et aussi longtemps que j'ai pu, fermant les yeux sur des faits pour le moins déconcertants. Comme, par exemple les insomnies d'un homme pourtant harassé, qui n'avait aucune raison de ne pas dormir profondément à trois heures du matin...
Moi aussi j'ai voulu traiter Laura en irresponsable, quoique, dès le troisième jour, j'ai su, j'ai été certaine que, délivrée de la présence paternelle, la pauvre pourrait encore guérir.
Enfin, combien de fois ai-je fait mine de ne rien voir quand monsieur Ducasse appelait sa femme pour quelques mots à voix étouffée qu'elle écoutait, tête basse. Ensuite elle tentait maladroitement de renier des bribes de confidences échappées à son cœur trop lourd.
Mais un jour que, outrée, je m'apprêtais à remplacer Laura, malade, sa mère voulut me retenir.
Elle avait l'air suppliant, elle faisait non de la tête malgré mes protestations.
Je finis par lui dire que j'assumais toute la responsabilité de mon intervention et que j'en avertirais monsieur Ducasse aussitôt.
— Il faut lui faire honte, madame Ducasse, je vous assure. Laura est souffrante, elle est incapable d'aller chercher les vaches au pré. Votre mari pourtant croit avoir le droit de l'y obliger. C’est révoltant à la fin !
Je sentais la main de madame Ducasse trembler sur mon bras, son pauvre visage sans attrait, gris et morne comme ses cheveux, était tiraillé de tics. Soudain les yeux s'emplirent de larmes qui débordèrent sur les joues abondamment et madame Ducasse pleura, face offerte, sans un sanglot.
Jamais je n'aurais pensé que tant de larmes pussent encore couler de ces yeux éteints, ni qu'une émotion fût assez violente pour redonner vie à une créature. (p. 140-143)

Adrienne Choquette sur Laurentiana

18 mai 2009

Fantoches

Henri Letondal, Fantoches, Montréal, L’Imprimerie de l’éditeur, 1922, 140 pages
Henri Letondal est un nom connu. Il a même fait carrière à Hollywood. Il a été un des premiers artisans de la radio québécoise. Il n’avait que 21 ans lorsqu’il a publié ce recueil de saynètes, tantôt comiques, tantôt dramatiques, qui mettent en scène surtout des jeunes bourgeois et leurs relations amoureuses. Je suppose que ces petits sketches étaient joués au Monument national. Si j’interprète bien les quelques informations glanées sur internet, les comédiens improvisaient autour de ces canevas. Tout cela est bien superficiel, même si j’accorde à l’auteur un certain sens du dialogue. **

LE DÉPART
Pour quitter le lieu de villégiature où il passe l’été et rejoindre son amoureuse, un jeune homme donne comme raison que son patron requiert ses services.

L'HEURE TARDIVE
Il est 2 heures du matin. Différents groupuscules discutent en attendant le tramway.

LE MIROIR
Un prisonnier manipulateur réussit à convaincre une bénévole d’intercéder pour lui.

LE BAROMÈTRE
Un homme revient de voyage avec un baromètre. Sa femme le vend parce qu’il n’a pas signalé un orage qui a trempé leur fils.

CONFIDENCES
Bob et Fred discutent dans le hall d’un hôtel de villégiature. Bob est fâché contre son amoureuse qui l'a fait « marcher ».

LA JAMBE
Quelques personnages pittoresques fréquentent la pharmacie de Monsieur Sodium.

CE QUE VEULENT LES JEUNES FILLES
Tout ce que veulent les jeunes filles, c’est que les jeunes hommes fassent tous leurs caprices.

AU BOUT DU FIL
Roméo appelle Juliette. La « ligne » étant mêlée avec celle d’un épicier, la conversation prend des allures loufoques.

UN DRAME
Un jeune couple, qui ne s’aime plus, n’arrive pourtant pas à se séparer.

NOUVEAUX JEUX
Trois jeunes filles discutent de bridge, de tricot, de chien et… d’hommes.

LE PETIT FRÈRE
Un jeune couple use un habile stratagème pour se débarrasser du petit frère importun.

AU THÉÂTRE
Des gens discutent avant le début d’une pièce.

ATTENDS-MOI
Un dimanche, deux amis viennent visiter Sophie. La mère de cette dernière les accapare tellement qu’ils simulent un rendez-vous et fuient.

L'AMUSEUR
Deux « amuseurs » publics, amoureux de jeunes filles frivoles, devisent sur l’insignifiance des rendez-vous mondains.

LE GRAND FRÈRE
Un frère, obligé de chaperonner sa jeune sœur, force l’amoureux à sortir, laissant ainsi la jeune fille en plan.

LE CAUCHEMAR D'UN ARTISTE
Juste avant de monter en scène, un acteur reçoit un importun qui lui propose une pièce : « La crampe d’estomac ».

L'AMUSEUR
ROGER BLONDEL est ce qu'on est convenu d'appeler un amuseur. Il met de la gaité partout où il passe et fait sourire les jeunes filles les plus sérieuses. C’est un véritable roi du rire.
La scène se passe chez Louise T.... vers le milieu de la soirée.
Roger et son ami JEAN Rivelot grillent une cigarette dans un coin du fumoir. Par la porte de gauche, on voit passer les danseurs qui glissent au son d'un orchestre nègre.
JEAN — C'est une musique assommante!
ROGER — Quelle idée aussi d'avoir choisi des nègres ? C'est du snobisme.
JEAN — Évidemment, c'est plus rare. Mais je ne crois pas que la musique nègre fasse mieux danser...
ROGER — Ce n'est pas ce que m'a avoué la frêle petite mademoiselle B... Elle m'a dit en coulant un regard languide : « Ah! cette musique, cette musique! Elle est divine! Les nègres ont tant de sentiment!...»
JEAN — La petite sotte!
ROGER — Ne la blâme pas, mon cher, elle s'imagine que c'est ultra-chic la musique nègre! Tiens, regarde ces silhouettes qui passent : elles en sont, toutes convaincues. Aussi quel acharnement, quelle fièvre, quelle rage de danser jusqu'à la dernière note métallique du banjo!...
JEAN — Te sens-tu à l'aise parmi cette débauche musicale ?
ROGER — Le moins du monde! Il me semble que je suis à l'étranger et que, dans quelques secondes, je vais me trouver en face d'une danseuse hawaïenne!...
JEAN — Le fait est qu'avec de l'imagination...
(Un temps assez long. La fumée des cigarettes monte lentement. L'orchestre joue toujours fox-trot endiablé.)
ROGER — (brusquement) Jean, nous sommes des idiots !
JEAN — Qu'est-ce que tu dis?
ROGER — Tu ne trouves pas que nous sommes ridicules?... Cette soirée me dégoûte! Tous les gens qui passent devant nos yeux me font l'effet, de pantins qu'on ferait évoluer dans un décor. Tous ces rires fardés, ces haleines de parfum, ces visages plâtrés comme des statues!... J'y renonce! Sais-tu pourquoi? Parce je comprends qu'au milieu de tout ce monde qui s'esclaffe nous ne sommes, nous, que des bouffons. Mais oui, des bouffons stupides, tristement drôles, des amuseurs!
JEAN — Des amuseurs ?
ROGER — Allons! mon pauvre vieux, tu sais bien que nous faisons à nous deux une paire de clowns, qu'on nous accueille partout avec un joli sourire, comme on accueillerait le pianiste, le salarié, parce que nous sommes un peu l'esprit de salon...
JEAN — C'est vrai.
ROGER — Des amuseurs! Sens-tu tout ce qu'il y a de terrible dans ce mot-là. L'amuseur, mon vieux Jean, est le plus malheureux des hommes. Nous ne pouvons que faire rire; nous ne pouvons pas être aimés. Va! les femmes ont toujours aimé le physique avant l'esprit, et si elle nous écoutent parfois plus tendrement c'est qu'elles ont de la pitié pour le bouffon qui les fait rire. Elles voudraient que nous cessions d'être drôles au moment où elles commencent à nous aimer; mais c'est plus fort que nous, il faut que nous plaisantions toujours! Car le rire c'est notre succès, notre luxe!..
(Un temps)
JEAN — Tu es malheureux ?
ROGER — Peut-être !
JEAN — Tu aimes?
ROGER — Oui.
JEAN — Suzanne ?
ROGER — Suzanne !
JEAN — Mon pauvre vieux!...
ROGER — Ah! oui « mon pauvre vieux »! Tu as bien raison de me dire ça. Je comprends ce que tu m'exprimes dans ces trois mots. J'ai tort n'est-ce pas ?
JEAN — Oh!...
ROGER — Si. J'ai tort : je le sais. Mais je suis fou de cette petite. Je m'ingénie pendant des heures à être drôle, à inventer des histoires pour la faire rire, pour faire naître un peu de gaieté dans ses yeux... Suzanne est très jolie.
JEAN — Une professional beauty !
ROGER — Poète!... Oui, elle est exquise, mais c'est l'intelligence la plus nulle que je connaisse. En dehors de ses toilettes, des acteurs de cinéma qu'elle préfère, des potins de société, elle est incapable de parler cinq minutes. Et cependant, je l'aime ainsi... C'est fou?
JEAN — Je te plains.
ROGER — Elle est frivole, Suzanne, terriblement frivole! Elle collectionne les beaux garçons!... Ah! comme je les hais ces bellâtres imberbes aux tailles de fillettes! Tiens, quand je pense que nous formons cette armée de danseurs mécaniques, j'ai honte d'être comme les autres.
JEAN — Sais-tu pourquoi nous en sommes rendus là? C'est à cause de Suzanne!
ROGER — De Suzanne ?
JEAN — De Suzanne et de toutes celles qui lui ressemblent. Elles ont fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui. C'est parce qu'elles ont reçu une éducation de princesse et qu'elles ont eu tous leurs caprices; c'est parce qu'elles ont été élevées comme des poupées; c'est parce qu'elles ont la tête vide que nous sommes devenus des jeunes gens sans conversation, des amuseurs pour jeunes filles blasées. Voilà !
ROGER — Tu as peut-être raison.
JEAN — Et pour être à leur niveau nous consentons à faire les polichinelles !
ROGER — Tu vois ces types qui dansent, là? Ils ont plus de succès que nous... Si, si! Ce ne sont pas des cerveaux ! Si nous voulons plaire, soyons comme eux.
JEAN — Ou plutôt : jouons notre rôle jusqu'au bout!
ROGER — C'est ça! (poussant un soupir) Allons danser ! (p. 115-119)

16 mai 2009

Encore « Agaguk »

L' édition de l’Actuelle (1971) était magnifiquement illustrée par Siasi Irgumia. Je vous en présente quelques planches. En outre, j’ai fait un petit tour d’internet et relevé quelques liens qui m’ont semblé intéressants.

Sur le net
La bande dessinée AGAGUK
Quelques critiques sur Club des rats de biblio-net
Une critique sur Le blog de Phil
Un article d’Éric Cornellier dans Le Devoir
Une critique du film de Christian PAIGNEAU

Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul
La Fille laide
Le Dompteur d’ours
Agaguk







14 mai 2009

Agaguk

Yves Thériault, Agaguk, Québec-Paris, Institut littéraire de Québec-Grasset, 1958, 315 pages.

« Quand il eut atteint l’âge et prouvé sa vaillance, Agaguk prit un fusil, une outre d’eau et un quartier de viande séchée, puis il partit à travers le pays qui était celui de la toundra sans fin... »

À un jour de marche du village, Agaguk choisit un endroit qui lui semble giboyeux, puis revient chercher Iriook, dont il est très amoureux. Les deux comptent vivre loin de la tribu, car Agaguk ne s’entend pas très bien avec son père, Ramook, et ne veut pas partager Iriook, tradition à laquelle il devra se soumettre s’il reste près des siens. La chasse est bonne et ils sont très heureux, d’autant plus que, bientôt, Iriook est enceinte. Ayant entendu dire qu’un dénommé Brown, un marchand illégal, était au village, Agaguk s’y rend pour lui vendre ses peaux. Comme le trafiquant n’offre que de l’eau-de-vie et du sel en échange, Agaguk veut reprendre ses peaux, mais Brown lui rit au nez. Durant la nuit, Agaguk reprend son butin et met le feu à la hutte du trafiquant qui est transformé en torche vivante. Il revient chez lui sans rien avouer à Iriook et c’est au poste de la compagnie de la Grande-Baie qu’il va vendre ses pelleteries.

Iriook met au monde un garçon, Tayaout, ce qui comble Agaguk. Pendant ce temps, un policier, Henderson, enquête sur la mort de Brown. Au moment où il va abandonner, Ramook le tire à bout portant. Toute la bande se rue sur lui, on lui enlève le foie et les parties génitales pour les dévorer.

Quelques saisons passent et une nouvelle menace plane sur le couple Agaguk-Iriook. Un mystérieux loup blanc, qui incarne les forces du mal, rode autour du campement. Il veut s’en prendre à Tayaout. Il évite tous les pièges d’Agaguk jusqu’au jour où les deux s’affrontent dans un face à face terrible. Agaguk, vainqueur, y laisse une partie de son visage.

Iriook le soigne patiemment, s’occupant de lui, de Tayaout, allant chasser à sa place, assurant leur survie. Agaguk finit par guérir mais il est méconnaissable, d’une laideur repoussante. Iriook finit par accepter cette laideur. C’est ici que la relation entre les deux amants va changer. Iriook a gagné en assurance et prend des initiatives, comme tenir tête verbalement à son mari ou lui faire des avances sexuelles, ce qui heurte Agaguk. Il a beaucoup de difficulté à accepter ces changements, mais en même temps il aime beaucoup sa femme.

Quelques saisons passent et un nouveau policier, Scott, cette fois-ci accompagné de quelques experts, se présente au village pour enquêter sur les morts de Brown et Henderson. Ramook, craignant d’être accusé, dénonce son fils. Scott, accompagné de Ramook et du sorcier Ghorok, se présentent au campement d’Agaguk. Comme ce dernier a été mutilé très sévèrement, ils n’arrivent pas à l’identifier formellement. Plus encore, Iriook a la présence d’esprit de faire valoir que cet homme n’est pas Agaguk. Bien sûr, Scott n’est pas dupe, mais en même temps il sait qu’une accusation ne tiendrait pas devant un tribunal. Plus encore, il soupçonne Ramook et est bien décidé à le confondre. Il réunit tout le village et l’oblige à faire sa déposition devant toute sa tribu. Celui-ci finit par se trahir. Dès lors, tout son clan se retourne contre lui et Ghorok. Les deux sont arrêtés, emmenés au Sud, jugés et pendus, apprend-on quelque temps plus tard.

Le reste du roman dénoue le conflit entre Agaguk et Iriook. Cette dernière, enceinte, veut que son mari lui promette de laisser la vie à leur nouvel enfant si c'est une fille. Or, la tradition veut qu’on élimine les premières filles, question de survie. Pour Agaguk, c’est une lutte intérieure terrible. La femme ne devrait pas avoir son mot à dire et Iriook ose lui tenir tête, même s’il la bat sauvagement. Elle le harcèle, lui tient tête, lui fait valoir qu’en dehors du clan, la tradition n’a plus sa raison d’être, qu’il est un nouvel homme, qu’il doit donner une vie en échange de celle qu’il a prise... Agaguk la laisse dire, se promettant au moment venu de faire ce qui doit être fait. Quand la fille naît, comme il s’apprête à l’étrangler, Iriook s’oppose férocement à lui. Une discussion, faite de menaces de départ, s’ensuit. Agaguk, qui aime profondément Iriook, finit par comprendre qu’il tuerait son bonheur en tuant la petite fille. Par amour pour sa femme, il accepte de laisser la vie à la petite fille. « Iriook pressait la fille contre elle, la cachait entre ses seins. Et lentement, aussi graduellement qu’elle était venue, la haine disparut de son visage. Ce fut un regard d’une muette tendresse qu’elle leva vers Agaguk. » Ce denier est récompensé sur-le-champ, puisque sa femme met au monde un second enfant, un garçon, cette fois-ci.

Cette œuvre magistrale a fait le tour du monde. C’est un roman qui a tout pour lui : des personnages complexes, une intrigue captivante et un contenu très riche. Si on ajoute à cela l’exotisme, des scènes de sexualité et une violence troublante, on comprend fort bien son succès. Mais ce qui aurait pu n’être qu’un bon roman d’aventures, à la Jack London, est ici d’un niveau supérieur : toute la relation entre Agaguk et Iriook, l’émancipation de la femme, puis celle de l’homme, tous deux porteurs de traditions millénaires, font de ce roman une œuvre à la portée universelle. Bref, roman policier, roman d’aventures, romans de mœurs et, pourquoi pas, roman d’amour, voilà la richesse de ce roman, l’un des plus grands jamais écrits au Québec. *****

Agaguk en images
Encore Agaguk

Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul

10 mai 2009

Le Dompteur d'ours

Yves Thériault, Le Dompteur d’ours, Montréal, Le cercle du livre de France, 1951, 188 pages.


Par une journée de grande chaleur, un homme, qui se prétend dompteur d’ours, arrive dans un petit village de montagne. Il promet de combattre un ours sauvage si les villageois lui en attrapent un. Il faut dire que l’homme a le physique de l’emploi : « Hermann […] lourd comme le jour, pesant comme la chaleur, une masse d’Homme trapu, musclé, à la démarche dandinante, au regard fauve sous les sourcils épais. » La venue de cet homme va créer un véritable remous dans le village, non pas parce qu’il est étranger, mais surtout à cause de son physique : « Les femmes surtout, attirées par ce corps étrange, cette masse de muscles, et les cheveux noirs frisés, tombant en cascade sur le cou.. »

En attendant de réaliser son exploit, en fait pendant deux jours, Hermann vit au crochet des uns et des autres. Et sans rien faire, il va bouleverser la vie de plusieurs personnes. Dans chacun des chapitres de son roman Thériault va présenter un petit drame familial mis en lumière par la présence d’Hermann.

C’est la belle Geneviève Cabirand, qui le rejoint en pleine nuit dans la grange et qui est prête à quitter son foyer : « Je marcherai, je serai forte, je te serai une compagne. Quand tu voudras que je me taise, je me tairai. Tu feras un geste, tu me gifleras, tu me jetteras par terre, et je ne serai plus là. Et quand tu voudras de moi, je serai revenue, prête, souriante. » Hermann la repoussera. Son mari, ayant compris, s’efforcera de reconquérir sa belle.

C’est Véronique, réveillée dans ses désirs, qui bouscule son vieux mari incapable de la satisfaire.

C’est le jeune Louis Voiron, retenu contre son gré par sa famille, qui réussit finalement à fuir vers la ville et le vaste monde.

C’est Judith Vaniel, enceinte d’un étranger, d’un Hermann, qui doit se battre contre sa mère pour garder son enfant. Incapable d’assumer la disgrâce, c’est la mère qui quittera le village.

C’est le petit Clément, inspiré par Hermann, content de faire sa première chasse avec son père, qui en revient complètement dégoûté.

C’est Lydia, une « fille sans joie, sans beauté, sans attraits », la vieille fille qui n’a jamais connu l’amour, qui essaie d’attirer Hermann chez elle. Ignorée elle aussi, elle fait des avances à un jeune garçon de 16 ans.

Ce sont les deux frères Lubin, ceux-là même qui doivent attraper un ours vivant, eux qui se comprennent sans se parler, qui en viennent aux coups à cause d’Hermann.

C’est Élise, « une jeunette de 15 ans », et son copain Lubin qui vivent difficilement leurs premiers émois amoureux.

C’est Ruth Dumoulin, la grande dame du village, qui avoue au curé qu’elle est attirée par cet Hermann au point de vouloir se donner à lui et de quitter sa famille.

C’est Adèle, la fille facile, la seule à qui Hermann consentira des faveurs sexuelles parce qu’elle n’attend rien de lui.

C’est Roch Lerbel qui tente d’assassiner Drommaire, un ancien amant de sa femme.

Quand vient le grand jour, tout le monde se présente sur la place de l’église pour assister au combat. L’ours est déjà sur place, Hermann passe le chapeau, ce qui lui procure une bonne somme. Avant de combattre, il exige des paroissiens qu’on le laisse quelques minutes dans l’église pour qu’il puisse prier. Pendant qu’on l’attend, il en profite pour fuir par la porte de la sacristie sans que personne ne l’aperçoive. On tente en vain de le rattraper.

On ne peut juger les personnages de ce roman à l’aulne du vraisemblable. Tout le roman nage dans un contexte culturel flou, irréel, sans lien avec la société québécoise. On est dans un monde symbolique, dans les archétypes, dans le ça freudien. C’est du Yves Thériault, brut, primaire. Pour lui, hommes et femmes ne sont que mâles et femelles, livrés à leurs pulsions sexuelles. Il faut se replacer dans le contexte de la grande Noirceur, où il aurait été difficile de parler de sexualité, de désirs avec autant de franchise. En dé-contextualisant son roman, Thériault y parvient.

La construction du roman est quand même assez intéressante. À partir d’un fil conducteur tout simple, la venue d’un survenant perturbateur dans un petit hameau perdu, Thériault crée plusieurs mini-intrigues, rattachées à l’intrigue principale, de façon très lâche et parfois forcée. Je m’explique. Après les premiers chapitres, on serait en droit de se demander si cet Hermann sera à la hauteur de sa réputation, ce qu’il adviendra de lui dans son combat contre la bête. Cette intrigue sera en quelque sorte tassée pour laisser vivre différents drames familiaux, surtout de couple. On oublie un peu Hermann, qui n’est qu’un catalyseur, et on entre dans le drame intime des personnages du village : « Chaque maison emmuraillant des émois ou des craintes; des désirs inavoués ou des jaillissements soudain de colère ou de dépit, de haine sourde qui avait attendu des années pour surgir au grand jour. » Chacune de ces petites histoires aurait pu constituer un roman en soi, à tout le moins avec de légères modifications une nouvelle littéraire. D’ailleurs je ne serais pas surpris d’apprendre que Thériault a greffé à son roman quelques nouvelles déjà écrites.


Extrait
Dans le village, la vie reprend, d'une maison à l'autre. Une vie qui est changée pour beaucoup, qui a obliqué, trouvé de nouveaux chemins. Il y en a de souriants, d'heureux, de paisibles, ou de moroses. Mais cela, c'est selon les gens et la vie.
Et si tous étaient là groupés, Ruth Dumoulin, Lydia, Judith Vaniel, le petit Clément, les frères Jubin, Geneviève Cabirand, Lubin et la belle Elise, les autres; s'ils étaient tous là, ils seraient bien surpris d'apprendre que, pour chacun d'eux, et tous d'entre eux, Hermann a été une cause, une raison, comme une poussée et une impulsion. Il est venu, et tout s'est mis à se mouvoir, le destin a replacé son jeu, et pour chacun la vie s'est trouvée modifiée, elle a pris par des sentes nouvelles. Avec là-dedans du drame, et parfois presque de la comédie, et quelquefois du bonheur retrouvé qu'on croyait perdu, ou de la paix reçue alors qu'on ne l'attendait plus.
Sans donc qu'ils s'en doutent, tous, que chacun d'entre eux a passé ces heures étranges.
Hermann, de son côté, qui sait bien ce qui est arrivé chez Geneviève Cabirand, et se souvient d'avoir causé avec le petit Clément, se doute-t-il de tout le reste.
Il mange. Il mange à se remplir joyeusement le ventre, sans penser à autre chose qu'au beau souvenir d'Adèle qui ne voulait rien, n'exigeait rien, et donnait en retour des heures de bonne joie saine. (p. 182-183)

Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul

6 mai 2009

La Fille laide

Yves Thériault, La Fille laide, Montréal, L’Actuelle, 1971, 204 pages (1re édition : 1950)

Édith, la fille laide venue de la plaine, et Fabien, un bel homme au début de la trentaine, ont été engagés par la veuve Loubron pour la seconder sur sa ferme. Cette veuve, encore belle et désirable, reluque Fabian, qui n’a de yeux que pour la fille laide. Celle-ci, qui traine un lourd passé de maltraitance et d’humiliations, ne peut croire aux sentiments de Fabien. Harcelé par la veuve, qui lui offre une place dans son lit, Fabien finit par la tuer. Il convainc Édith que c’est pour elle qu’il a commis ce crime, qu’elle doit y voir une preuve d’amour. La fille accepte le pacte. Quand les gens du village leur demandent des comptes, ils prétendent d’une même voix que la veuve s’est noyée. Comme Fabien et Édith leur offrent d’acheter la ferme Loubron, vu que la veuve n’a pas d’héritier, les gens du village étouffent leurs soupçons. Ainsi va la vie. Bientôt Édith est enceinte. Fabien vit difficilement cette grossesse. Il est inquiet. L’enfant nait et, assez vite, ils découvrent qu’il est lourdement handicapé. Le couple se déchire. Fabien en vient à l’idée que l’enfant doit mourir. Édith se met en travers de son chemin, défend l’enfant bec et ongles. Fabien la bouscule et s’empare du bébé. Il se dirige vers le ruisseau, lentement y plonge l’enfant, mais ne peut se résoudre à le tuer. Il le ramène à Édith.

Ce roman, publié en 1950, n’a pas reçu tout le crédit qu’il méritait. Et c’est facile à expliquer. Alors que tout le monde donnait dans le roman psychologique à saveur existentialiste ou dans le roman réaliste aux couleurs urbaines, Thériault situait ses histoires en dehors de toute référence géographique (l’action de La Fille laide se passe dans un village de montagne nommé Karnac), mettait en scène des personnages très primitifs dans des drames, qui rejoignent des grands archétypes (la vie, la mort, la violence, la sexualité, la nature), en dehors de toute préoccupations de l’époque. Son écriture, plus poétique que réaliste, se rapproche de celle des romanciers du terroir européens (Giono, Ramuz…). Bref, Thériault fait figure de franc-tireur qui n’appartient à aucun cénacle, même intellectuel, qui mène sa barque comme bon lui semble. Voilà sans doute ce qui explique que l’histoire a pris beaucoup de temps à reconnaître son grand talent de conteur.

Extrait

II s'agenouilla, posa les pieds de l'enfant sur la berge de sable doux, près de l'eau.
— Tu auras une mort douce, petit . . .
Il poussait sur le corps de l'enfant, poussait les pieds vers l'eau. Maintenant, les talons allaient rejoindre la surface, allaient se baigner dans le fluide froid.
L'enfant se raidit.
— Je te dis que ce sera une mort douée, petit. Mourir comme ça serait un bonheur. Pour toi ce sera un bonheur. Avant, après. Tellement mieux que la mort sur les pentes. Le tronc d'arbre qui vient vous fracasser, l'avalanche de pierres . . . j'ai songé à cette mort . . .
Il caressa doucement la tête du petit dont les pieds étaient dans l'eau.
Un hibou fit son chant, et Fabien entendit, tout en bas, et loin, comme des bruits de voix.
C'étaient les gens du hameau qui venaient . . .
— Tu es blond, dit Fabien, tu as les cheveux blonds. Je n'avais jamais vu comment ils étaient blonds, Et ta bouche est large. Belle et large. Une bouche à boire de la vie. Une bouche vaillante . . . Tu aurais pu goûter aux bons mets des soirs de fête.
Il eut un sanglot et ramenant l'enfant, il le serra fort contre lui.
— Si seulement, gémit-il, tu n'avais pas été ce que tu es ...
Mais il se reprit et poussa l'enfant plus avant dans l'eau, jusqu'aux genoux.
— Le moment est venu, petit. Il l'ail presque nuit. Tu rejoindras la nuit bleue par notre nuit à nous, qui sera noire ce soir. A savoir si tu sauras reconnaître l'une de l'autre. Je te le souhaite. Ne frémis pas ainsi, l'enfant. Ne résiste pas. L'eau est froide, je le sais, mais il ne faut pas résister.
L'enfant avait peur de l'eau, et il essayait de son corps sans force de se débattre, de ne plus laisser cette eau monter, cette eau qui montait et grimpait, qui rejoignait les genoux et ensuite les cuisses, qui le mouillait jusqu'au ventre, à mesure que Fabien le descendait, le poussait vers le fond, vers la mort.
Et l'homme murmurait toujours ses paroles, en rythme doux, comme une berceuse, comme si l'enfant l'entendait, le comprenait.
Il avait des sanglots dans la voix, et deux grosses larmes lui coulaient sur les joues.
— Ton cou rosé et potelé, martelait-il entre ses dents tout à coup. Ton cou rosé et potelé, et toute ta peau fine el duveteuse. Il y a une fossette dans ton cou. Je ne l'avais jamais vue . . . Tout le corps, et puis voilà, maintenant, la tête. C'est mon adieu, petit, c'est mon adieu.
Alors, la voix lui brisa, el il se mil à chantonner, avec des sons qui n'étaient plus du chant, mais des pleurs . . .
— Fais dodo, l'enfant do! Fais dodo, l'enfant dormira bientôt . . .
La bouche du petit était sous l'eau, el il se déballait, il jetait ses bras vers le ciel, et il secouait ses jambes.
Il combattait la mort qui entrait en lui par celle bouche grande ouverte, buvant l'eau de la source.
Et tout à coup Fabien poussa un grand cri, el il se redressa, tenant toujours l'enfant, et il hurla, mot après cri, à faire reculer la montagne:
— Non! (pages 199-201)

Thériault sur Laurentiana
Contes pour un homme seul

4 mai 2009

"De livres en livres" critiqué par Garneau

Il est paru en septembre un volume de critiques littéraires qui a pour titre: De livres en livres. M. Maurice Hébert en est l'auteur. Je tâcherai de donner quelques idées de ce livre.

Monsieur Hébert est un patriote enflammé. Il connaît à fond son histoire. Il se plaît à étudier les mœurs, le parler de nos paysans. Il aime, car c'est une âme avide de beauté et qui sait comprendre la nature aussi bien que l'art, il aime nos grandioses paysages canadiens. Enfin, monsieur Hébert aime sa patrie, le Canada, avec une âme toute française c'est dire qu'il est canadien-français.
De livres en livres est un volume de critiques littéraires sur des œuvres canadiennes. Avec sympathie, je dirai avec amour, il nous parle de ces œuvres qui doivent peu à peu exprimer la pensée de notre jeune nation. Monsieur Hébert a étudié avec vénération nos vieux auteurs qui ne sont guère anciens; il a étudié avec enthousiasme nos jeunes écrivains. Il espère en l'avenir littéraire du Canada. Mais cette sympathie et cet espoir ne l'empêchent pas de discerner les défauts aussi bien que les qualités des œuvres.
Mais regardons de plus près le livre et ce qu'il nous révèle de l'auteur.
Monsieur Hébert a des connaissances et un goût littéraire sûrs. Il a un sens juste de la poésie, du rythme, des images (il est en effet poète lui-même). Il est aussi bon juge des pensées que des procédés et du style par lesquels elles sont émises. Il est maître d'une profonde pénétration littéraire et possède cette qualité essentielle chez un critique: la facilité d'assimilation qui engendre la compréhension, indispensable pour bien juger.

Maurice Hébert - Fonds
L’Action catholique
Monsieur Hébert est français d'esprit autant que de cœur, il aime d'amour la langue française qu'il possède à fond; la grammaire est une de ses vieilles amies et il se récrie à la voir parfois mal attifée.
Le procédé de monsieur Hébert est généralement d'ouvrir un livre avec son lecteur et de le juger en le parcourant. Dans une œuvre, il part du commencement, élimine dans sa marche ce qui n'est pas considérable, et juge le reste. C'est une façon très vivante, comme une promenade où l'on s'arrête aux traits caractéristiques pour les mieux apercevoir. Et monsieur Hébert, qui est un charmant causeur tout en étant sérieux, rend cette promenade des plus agréables et des plus utiles.

Mais monsieur Hébert néglige de nous faire monter sur une haute montagne, d'où nous pourrions avoir d'un seul coup d'œil, une vue d'ensemble. En effet, ces critiques paraissent un peu superficielles: on doit les relire pour les pouvoir apprécier justement, ce qui, du reste, prouve de la valeur de leur fond.

Je reprocherais donc à notre critique de ne point synthétiser, de ne point condenser des impressions et les jugements qu'il porte pour les établir ensuite plus longuement par ses analyses. Il laisse des jugements quelque peu éparpillés, non pas isolés, mais souvent unis entre eux par des retours en arrière qui nuisent à la clarté autant qu'à l'agrément du livre. Car on ne garde pas une idée très nette des œuvres critiquées. Le volume de monsieur Hébert a des qualités incontestables qui compensent largement pour ce défaut. Il est abondant en conseils pratiques. Car monsieur Hébert a des idées fort appréciables sur la littérature et sur la condition littéraire au Canada; il s'y connaît et ses observations sont exactes et utiles.

Monsieur Hébert est aussi consciencieux, juste dans ses appréciations. Il sait voir le beau où il est, il sait pénétrer fort avant dans un livre, dans l'âme d'un écrivain. Il analyse avec goût, s'attachant parfois trop à des détails, mais toujours exact. Il sait enfin nous exposer tout cela d'une façon charmante; et nous en voici au style.

Nous avons dit que monsieur Hébert connaît admirablement la grammaire et la langue; il s'en sert fort bien. Son style est correct, varié, rarement banal. Monsieur Hébert s'applique à le rendre concis, ce qui n'est pas dire sec; car il reste du poète dans le critique même; le rythme de la phrase, parfois une tournure originale, jolie, nous frappe et varie aimablement. En disant que monsieur Hébert tâche de rendre concis sa pensée et son style, nous ne voulions pas dire en effet qu'il y réussit toujours. Monsieur Hébert est un styliste: il aime les mots pour les mots, pour leur consonance, leur rythme. Il faut se méfier un peu de cela. Notre critique semble parfois faire des phrases pour elles-mêmes, qui entourent une idée, l'encombrent, l'obscurcissent. Il brode parfois sur des points assez étrangers au sujet. Il a même fait une couple de calembours, ce qui n'est guère de mise dans un ouvrage sérieux. Nous remarquons parfois aussi des tournures compliquées et ambiguës.

Mais nous nous montrons judicieux et nous devrions considérer quelques circonstances. La tâche de monsieur Hébert est d'une extrême délicatesse, surtout avec le but qu'il se propose. Il critique en effet des œuvres dont il connaît personnellement les auteurs, pour la plupart. Il ne peut donc pas toujours dire tout à fait carrément ce qu'il pense, sous peine de blesser gravement. Il doit parfois atténuer.
D'autre part, le but que se propose monsieur Hébert est d'encourager la littérature canadienne, et ce par deux moyens naturels et très simples: premièrement, en exhortant à l'activité les auteurs; secondement, en attirant l'attention du public sur nos écrivains afin de leur créer une atmosphère plus favorable. Il doit donc stimuler les talents sans leur cacher leurs défauts, et les leur montrer sans les rebuter. Il doit aussi désabuser les faux écrivains. Tout cela est très délicat. Enfin il est d'une grande difficulté de juger des œuvres à peine parues. « Il faut, dit monseigneur Roy, dans la préface du livre, plus que l'intelligence qui comprend et qui mesure, il faut une sorte d'intuition qui permet de deviner tout ce qu'il y a de richesse, d'avenir dans une œuvre présente. »

En comprenant les difficultés auxquelles monsieur Hébert était en butte, nous l'en admirons davantage encore pour le tact et la dextérité consciencieuse avec lesquels il a accompli son œuvre. Nous pouvons affirmer que c'est un succès.

Car ce livre, où nous avons un peu trop insisté sur les défauts, peut-être parce que les qualités en sont trop évidentes, ce livre est très utile et très agréable. On peut par lui avoir une idée juste de notre jeune littérature, entrevoir ce que l'on peut en attendre. Il nous donne des aperçus très vrais des œuvres qu'il juge. Et ce volume de monsieur Hébert, outre l'avantage de nous renseigner si bien et si exactement, a celui d'être d'une lecture facile et fort agréable.
(Hector de Saint-Denys Garneau, Oeuvres, Montréal, PUM, p. 216-218)

3 mai 2009

De livres en livres

Maurice Hébert, De livres en livres, Essais de critique littéraire, Montréal et New York, Louis Carrier-Les éditions du Mercure, 1929, 251 p. (Préface de Mgr Camille Roy)

Maurice Hébert, surtout connu pour avoir initié sa fille Anne à la poésie, nous a laissé quelques œuvres non publiées en livre et, surtout, des recueils de critiques littéraires. Dans De livres en livres, comme œuvres poétiques en préparation, il annonce L’Île d’azur, Le Cycle de Don Juan et La Fable en liberté.

Dans la préface, Camille Roy nous apprend que les critiques, réunies dans ce recueil, ont d’abord paru dans Le Canada français, revue de l’Université Laval. Hébert écrit un article sur l’œuvre de Crémazie, un autre sur Maria Chapdelaine. Le reste du recueil est consacré à des livres contemporains : La Campagne canadienne, Le Français, L’Erreur de Pierre Giroir, La Sève immortelle, D’un Océan à l’autre, La Maison vide, La Pension Leblanc... et À travers les vents de Robert Choquette, critique qui m’a amené à regarder de plus près le recueil de Hébert.

Je n’avais pas lu sa critique d’À travers les vents quand j’ai fait la mienne (en fait, ce sont plutôt des comptes rendus que je fais). Hébert fait d’abord état des louanges qui ont encensé la parution de l’œuvre du jeune poète et entend y mettre son bémol. N’aurait-on pas salué davantage « l’euphorie poétique » de ce talent précoce que la qualité proprement dite de cette poésie ? Il émet des réserves sur la « charge écolière » de l’avant-propos, mais approuve le parti pris régionaliste et la volonté de s’éloigner de toute « gracilité littéraire ».

Suivons Hébert dans le recueil. « Ce que nous constaterons le mieux, c’est qu’une imagination quasi royale, furibonde, et si 1830! emporte le poète ». Pour Hébert, il est évident que le jeune Choquette, tellement entiché des mots qu’il en oublie le sens, pèche par excès, ce qui produit parfois des absurdités, tels ces deux vers qu’il cite (parmi d’autres) : « Mais ma bouche qui s’ouvre comme un antre vide / Où la morne impuissance habite et fait son lit. » Mais Hébert ne se lance pas dans une entreprise de démolition. Pour quelques mauvais vers, il cite plusieurs passages « méritoires », comme celui-ci : « Un très doux vent roucoule, et les étoiles vagues / Se détachent du ciel comme une effeuillaison. »

Il déplore que Choquette ne se soit pas plus attaché « au notoire renouveau poétique » introduit par l’École littéraire de Montréal, qu’il s’en tienne à la « tradition de notre vieille école de 1860 ». Hébert trouve son bonheur dans ce recueil quand il rencontre « le calme des vers plus vrais », quand « s’entend un organe qui ne blanchit pas à tonitruer ».

Après avoir reproché à Choquette son « hugolatrie », Hébert avoue apprécier le jeune auteur quand il assimile ses influences françaises, en introduisant, par exemple, dans son œuvre les « orignaux », les « loups », bref en donnant une couleur locale à son inspiration.

Hébert note les qualités musicales et rythmiques de cette poésie et constate, en ces points, la supériorité de Choquette sur les auteurs de son époque. Trop souvent, pour lui, la poésie se contente de s’énoncer platement, alors que Choquette présente une poésie tout en mouvements, vivante pour tout dire. Par exemple, il souligne le jeu métrique (8-6-12-6) dans ce quatrain : « Qu’est-ce donc que l’homme ici-bas? / Est-ce un obscur atome / Qui vit quelques moments sous un abri de chaume / Et fait quatre ou cinq pas? »

L’auteur termine sa critique en répétant que l’auteur, qui a reçu « sans conteste » le don de poète, doit tempérer ses ardeurs s’il veut devenir « le poète que le Canada français espère ».

Que dire de la critique de Hébert? D’abord, remarquons qu’il s’intéresse surtout à la facture du texte. Il lit de très près le travail du poète, son usage du langage; il cite à l’appui de ses jugements des vers faibles, certaines images qu’il trouve vulgaire, des passages réussis. En ce sens, la critique est juste et intéressante, même si on sent qu’il ménage le jeune Choquette, s’empressant de lui trouver une qualité après avoir cité un passage qui le fait mal paraître. D’une certaine façon, Hébert « joue » au professeur, qui tape sur les doigts mais ne veut pas décourager un talent naissant.

S’il souligne les influences, il ne dit à peu près rien de la composition d’ensemble. Pourquoi les quatre vents? Qu’est-ce qui fait qu’un poème appartient à l’un et non à l’autre? Par ailleurs, bien que parrainé par Camille Roy, ce qui est déjà une posture idéologique, il ne questionne pas plus qu’il ne situe le contenu idéologique de cette œuvre. On comprend que Maurice Hébert partage la volonté de Choquette de s’inspirer du terreau laurentien, sans pour autant revenir à l’École de 1860, mais en acceptant les avancées de l’École littéraire de Montréal. Il aurait pu questionner davantage la filiation régionaliste, du moins la situer. Par ailleurs, comment ne pas relever que Choquette, qui prétend parler au peuple, montre souvent son mépris pour la « vile multitude »? Comment expliquer l’extrême vitalité qui se dégage de ses poèmes? Enthousiasme de la jeunesse ou esprit du siècle nouveau? Il me semble que ce sont des questions que soulève ce recueil.


Lire la critique de Saint-Denys Garneau

1 mai 2009

À travers les vents

Robert Choquette, A travers les vents, Montréal, Edouard Garand, 1925, 138 pages.

Dans un avant-propos frondeur, du haut de ses vingt ans, Robert Choquette dénonce avec beaucoup d’arrogance toute poésie qui n’est pas régionaliste, en commençant par celles de Nelligan et des Exotiques : « Le peuple ne lit pas de versification; il n’en veut pas de cette poésie à ciselures, à fanfreluches et à dentelles. » Ou encore : « Le public, nourri à l’art païen des poétesses du jour, s’est façonné une âme malsaine et qui se complaît dans sa morbidité. » Ou encore : « Nous sommes plongés jusqu’aux tempes dans le Symbolisme de la décadence; l’art des décadents, c’est l’art d’une race épuisée, ‘’fin de siècle’’, tellement raffinée qu’elle en a perdu sa force créatrice. » Et pour terminer : « Que chacun choisisse le genre où son génie propre soit plus à l’aise; mais au moins, s’il ne dit pas les choses du pays, qu’il en prenne l’âme virile et belle, qu’il soit un apôtre pour ses frères, non plus un pleurnicheur qui nous montre ses égratignures ou bien un jongleur qui nous mystifie avec son assortiment de mots ou de rimes rares. » Chose sûre, Choquette n’a pas dû se faire beaucoup d’amis dans la confrérie des poètes du début du siècle.

Son recueil comprend cinq parties : Les vents de l’Ouest, Les vents de l’Est, Les vents du Sud, Les vents du Nord et le Chant de l’aigle rouge. Pourquoi les vents? Ce n'est pas très clair. Si on se fie au poème liminaire, le poète compte quitter la plaine et se hisser toujours plus sur la montagne, loin de la « rumeur des villages », « jusqu’à ce que son cœur soit seul avec les Vents ».

LES VENTS DE L’OUEST
Tout est surdimensionné chez Robert Choquette. Ses aspirations poétiques sont à la mesure de la nature canadienne, démesurée : « Eh bien! Je boirai tant les souffles d’aventure, / Je ferai tant chanter dans mes jeunes poumons / La respiration de la forte nature / Que ma voix bondira sur le sommet des monts! » Rien ne semble pouvoir restreindre l’enthousiasme de son ardente jeunesse : « O Matin, O Jeunesse! Orgueil qui dans le sein / Embouche et fait chanter le cœur comme un buccin! » Ou encore : « Je suis jeune et je bois la vie à gorge pleine » Ou encore : « JEUNESSE! – Poésie à l’œil ensoleillé! / Idéal que les mains n’ont pas encore souillé! » Seuls les grands espaces trouvent écho dans son âme orgueilleuse : « ORGUEIL, ô mon orgueil! – grand oiseau révolté / Qui frappes l’azur de ton aile ». Comment pourrait-il en être autrement quand on a pour aïeux de sains laboureurs et d’intrépides coureurs des bois? « Beaux colons palpitant sous la flèche vorace; / O sublimes aventuriers, / C’est votre enthousiasme à courir dans les plaines / Qui fait s’émouvoir nos genoux! » Voici encore : « Oh! Que mon cœur bat fort dans ma large poitrine! / J’ai peine à contenir ses bonds; / Je suis jeune et l’orgueil écarte ma narine, / Rien ne tient mes pieds vagabonds. »

Robert Choquette - Photo Radio-Canada
LES VENTS DE L’EST
Choquette reprend à peu près les mêmes thèmes, avec un peu moins d’intensité et en variant quelque peu l’angle. Le thème de la nature, traité sur le mode romantique, est dominant : « Nature éternelle, Nature / A l’inépuisable cerveau! / ... / Geste de Dieu, Nature! Centre / De qui tout sort, en qui tout rentre! / Génitrice des blés dorés, / Nature! Mère où tout commence, / Ah! Quel souffle immense / Jaillit de tes flancs délivrés! » La nature confidente, la nature mère, la nature inspiratrice, la nature consolatrice, la nature divine, bref tous les motifs romantiques. Revient l’idée que le poète doit s’imprégner de la nature, devenir un poète-laboureur : « Prends le soc, ô poète, et laboure ton cœur / Pour en faire jaillir la moisson des idées! » Revient aussi l’idée que l’homme, malgré sa modeste condition, doit se tenir debout et continuer de poursuivre de grands idéaux : « Cet homme-enfant qu’on blesse en voulant caresser, / Cette statuette d’argile // Peut engloutir la mer sans fi n / Et les astres du monde ». Le thème amoureux, qui affleurait dans « Les vents de l’Ouest », est très présent dans cette partie et, bien entendu, pas question pour Choquette d’un amour terre-à-terre : « Oh! Viens! Fuyons la foule ironique et stupide! / Cherchons au fond des bois quelque ruisseau limpide / Où tu puisses crier en mouillant tes bras nus. » Cette section se termine par « La chanson du soleil », un autre poème qui célèbre l’orgueil humain : « JE SUIS le roi d’orgueil qui n’a pas de compagne / Et dont le cœur s’est aguerri! [...] / Je suis le grand Jaloux, je suis fier et si vaste / Que je m’enivre à mon orgueil! [...] Et je cours sous les cieux, farouche, inabordable, / Comme si je contenais Dieu! »

LES VENTS DU SUD
On entre davantage dans l’intimité du poète dans cette partie. Les grand emportements laissent la place à la tendresse, d’abord pour sa grand-mère et sa mère décédée, mais aussi pour son amoureuse : « Mon cœur, qui trop souvent mugit comme la mer / Et remplit mon cerveau de ses odeurs salines, / Ce soir n’a rien de noir, rien de dur, rien d’amer, / Mais chante la chanson des sources cristallines. » Ou encore : « Je n’ai point de désirs, je n’ai pas de sanglots, / Et mon âme qui dort n’ouvrira point son aile. » Même dans ses poèmes consacrés aux héros, comme Jolliet et Dollard, il n’y a pas de grands emportements : « Dormez! Un peuple entier vous donne sa tendresse, / O morts de qui vient l’air de la liberté » Quelques poèmes sont consacrés au sentiment religieux, un autre à Albert Lozeau.

LES VENTS DU NORD
Dans « Ode aux vents du nord », Choquette retrouve le ton épique du début du recueil, pour célébrer la nature. (Desrochers s’en est-il inspiré?) Dans l’espace d’un poème, on pourrait croire que Choquette réussit à contenir son orgueil et à montrer un peu d’humilité, de résignation : « Pardonne-moi, Seigneur, mon misérable orgueil. / Je suis dans ma poussière, et mon âme est mourante / Et je palpite, ô Seigneur, comme le ventre entier / De l’orignal qui gît sur le bord du sentier! » Pourtant, rapidement, il se réfugie dans ses hauteurs méprisantes : « Mon nid d’aigle est ouvert à la vaste lumière ! Sur le front du plus haut des monts, / Et l’air que j’y respire, ô buveurs de poussière, / Ferait éclater vos poumons! »

CHANT DE L’AIGLE ROUGE
C'est un long poème qui contient 22 strophes, daté d’août 1924, écrit au Lac Supérieur, chez l’abbé J. A. Paquet. Il raconte une légende autochtone de la tribu des Aiglons. Quand le printemps vient, le guerrier le plus valeureux a l’honneur de chanter « l’hymne au pays devant le lac immense ». S’ensuit un chant patriotique qui dit la grandeur et la beauté de ce pays qui communique aux hommes son énergie. Et cela va comme ceci : « O Patrie [...] / Ta main nous a formés, ton souffle nous anime, / Et nos vierges, l’amour et l’orgueil plein les seins, / Pour courir au soleil parent nos mocassins! »

Il faut reconnaître à Choquette un certain talent pour célébrer la nature canadienne sur le mode épique. Il faut lui savoir gré de ne pas tomber dans un patriotisme facile qui se limite à célébrer nos héros. Un peu comme le feront Desrochers, Miron et les poètes du pays (en lui donnant un caractère politique et en le délestant de son trop-plein), comme le faisait déjà Albert Ferland, Choquette essaie de dire la beauté du sol natal, son immensité, notre sentiment d’appartenance à cette terre. Mais il le déclame avec tellement d’emphase que son discours, si loin des valeurs esthétiques contemporaines, devient souvent risible.

ODE AUX VENTS DU NORD
O VENTS qui du genou poussez les noirs orages !
Cavaliers effrayants dont la chanson de mort
Ébranle et fait s'enfuir la tribu des nuages !
O vous les effaceurs d'étoiles ! Vents du Nord,
Diaboliques vengeurs à la sombre rancune !
Vents de rébellion dont le cœur est amer !
Vous qui stérilisez le ventre de la lune
Quand vous faites bondir les vagues de la mer !

Vents du Nord qui passez comme des oriflammes
Sur les nuages noirs écroulés par monceaux !
Qui tordez les bouleaux comme des doigts de femmes!
O vous qui renversez leurs troncs sur les ruisseaux
Pour en faire des ponts suspendus ! Vents d'automne
Qui, portant sur vos seins mille enfers avortés,
Violentez la mer dans sa robe en cretonne
Et hurlez de douleur dans vos brutalités !

Souffles qui dévalez du penchant des collines
Tels les guerriers géants de la Bible! Ouragans
Qui fouettez l'océan comme des disciplines,
Décapitez les blés avec vos yatagans
Et fuyez vers la mort en renversant des granges !
Oh! pressez donc mon cœur gonflé d'un rêve humain,
Pour qu'il donne son sang vermeil, comme aux vendanges
Le trop-plein de la cuve arrose le chemin !

Venez! N'oubliez pas que je suis votre frère,
O fils à cheveux noirs sortis des flancs du Nord!
Mettez vos larges mains sous mon cœur téméraire,
Soulevez-le plus haut que l'ombre de la mort !
Soulevez-le plus haut que la ville bruyante
Où le péché visqueux siffle comme un serpent !
O vents, emportez-moi sur votre aile effrayante
Par-dessus la poussière et le monde rampant !

Venez! Soulevez-moi sur vos âmes maudites !
Emportez-moi si haut qu'à regarder les champs
Les moutons dispersés semblent des marguerites I
O vents du Nord, emportez-moi ! Souffles méchants
Qui foulez au talon des récoltes entières,
Traînez-moi donc ailleurs, n'importe où, mais ailleurs!
Embarquez donc mon cœur sur vos ailes altières
Puisque seuls vous savez où sont des cieux meilleurs!

Vents du Nord, vents du Nord qui cravachez ma face
Oh! portez donc mon cœur dans le lieu du repos !
Souffles impétueux des poumons de l'espace,
Ouragans qui donnez des ailes aux troupeaux !
Vents du Nord, vents du Nord que ma faiblesse envie.
Puisque vous devez voir l'horizon de mes vœux,
Emportez donc mon cœur, emportez donc ma vie
Comme une cendre chaude éparse en vos cheveux !
(p. 109-110)