29 mars 2009

Heures solitaires

Arthur Lacasse, Heures solitaires, Québec, À compte d’auteur, 1916,188 pages.

Ayant chanté sa messe et dit son bréviaire, le curé de campagne disposait de moments libres qu’il devait meubler d’un loisir. L’abbé Arthur Lacasse, curé de Saint-Tite-des-Caps, se vit en quelque sorte imposer la poésie : « Dans la montagne où je demeure, la Poésie passait, chantant dans le feuillage, murmurant sur les lacs, gazouillant, folâtre, aux rives des ruisseaux, ou rêvant, silencieuse et triste, à l’ombre des grands saules. » Qui aurait pu résister à de tels appels?

Il a divisé son recueil en quatre parties auxquelles il a ajouté un épilogue :

Religion
Même si Lacasse décrit surtout des fêtes religieuses à grand déploiement, comme la Toussaint, Noël, la Semaine sainte, Pâques, la Fête-Dieu, on sent chez lui une grande humilité et beaucoup de ferveur religieuse. Les chants d’allégresse se succèdent : « Tout chante au fond des cœurs, tout vibre dans les airs »; « O soleil, resplendis! Chantez, cloches pascales, / Vos gais alléluias aux tours des cathédrales! » Il intercède auprès de Dieu, il fait appel à sa bienveillance, il lui demande de pardonner les écarts de ses paroissiens. À quelques reprises, on sent poindre certaines interrogations. Par exemple, pourquoi la souffrance? « Après la faute, Dieu, juste, fit la souffrance; / Il y mêla, clément, la justice et l’amour, / Puis, content, sur son œuvre il plaça l’espérance, / Et dans l’horizon noir l’homme entrevit le jour... »

Famille
Sept poèmes sont consacrés aux enfants. Comme des oiseaux, ils doivent survoler les « marais fangeux » s’ils veulent garder leur « cœur naïf et généreux ». Les enfants malades, les enfants pauvres, les enfants abandonnés doivent être assurés de la charité humaine. C’est l’enfant décédé, devenu ange, qui essaie de consoler ses parents : « Sur mon corps refroidi ne versez pas de larmes! »; « Chantez plutôt le Dieu que je contemple heureuse, / Et louez le seigneur! »

La nostalgie de l'enfance et du temps passé est un thème exploité dans plusieurs poèmes. « L’âme des choses », « Le vieux jardin de la maison paternelle » ramènent le poète dans son enfance. Plus loin il décrit les vieux rentiers installés au village « après cinquante ans [d’un] labeur sans trêve » et s’émeut d’un vieux paroissien ayant appartenu à l’aïeule.

Patrie
Après un hommage rendu au drapeau fleur-de-lys, Lacasse sonne la charge contre les « persécuteurs » de l’école française en dehors du Québec : « En maudissant cette œuvre française et divine, / Croyez-vous, ô Saxons des provinces voisines, / Arrêter l’élan? » Ou encore : « L’âme française est là : redoutez sa colère! » Ou encore : « Debout, nouveaux Croisés! Dieu vous veut à la lutte! » Dans un autre poème, il rend hommage à ses vieux maîtres d’école.

Il évoque les horreurs de la guerre, une guerre qu’il ne désapprouve pas : « Guerre qui brise sans détruire! / Toi seule peux forger, dans tes longues horreurs, / Ces hommes vraiment beaux, ces chevaliers sans peur, / Que la paix n’a pas sur produire. »

De façon inattendue, la lutte contre l’alcoolisme est aussi considérée comme un acte patriotique. « Chassez, ô citoyens, des foyers où l’on pleure, / Ce dieu qui les a faits pauvres et désolés! » Enfin, il évoque l’histoire de Baptiste, qui dut s’exiler et trimer dur, pour racheter le bien paternel que son père avait dû céder. « L’un des plus grands bonheurs que l’on ait sous le ciel, / C’est de vivre et mourir sur le ‘bien’ paternel. »

Au caprice de la muse
Comme l’indique le titre, sont regroupés ici les poèmes qui n’entraient pas dans les sections ci-dessus. Poèmes à teneur morale, poèmes élégiaques, célébration de la nature, poèmes de circonstances, dont un sur « les médecins et les microbes » et un autre sur « l’épidémie du vaccin à Québec », bref tout ce qui fait vibrer, intéresse ou amuse le curé Lacasse, compose cette partie.

En marge
Dans cet épilogue, qui ne compte qu’un poème, « Une piètre excuse », il s’adresse à son ami l’abbé C. R., celui-là même qui l’a incité à publier ses vers.


NE PLEUREZ PAS !

Parents, auprès de cette tombe,
Pourquoi ces amères douleurs ?
Pourquoi cette larme qui tombe
Sur votre enfant couvert de fleurs ?

Cinq ans, hélas! sur cette terre
Il avait égaré ses pas. . .
S'il dort au tertre funéraire,
Parents chrétiens, ne pleurez pas !

Hier encore, avec tendresse,
Vous le berciez sur vos genoux;
S'il préfère d'autres caresses,
Ah! n'allez pas être jaloux!

S'il est parti, mère, pardonne!
Le ciel lui paraissait si beau !
Et si brillante la couronne
Que lui tendait Jésus là-haut!

Sa petite âme pure et belle,
Comme autrefois vous aime tous;
Vos larmes lui seraient cruelles:
Vous qui l'aimiez, consolez-vous !
(p. 65-66)

27 mars 2009

Réponse à « Désespoir de vieille fille »

Marie de Villers (Simone Routier), Réponse à « Désespoir de vieille fille », Montréal, Beauchemin, 1943, 123 pages.

Même design de la couverture, même bandeau rouge. Si Thérèse Tardif dédiait son recueil « à ceux qui l’ont aimée », Marie de Villers l’offre «à celui qu’[elle] aime encore ». Là où Tardif écrit : « Je m’écoute, je me parle pour m’entendre, je ne me rassasie pas de mes propres discours; je me parle de la vie. »; de Villers persifle : « Je les ai lues ces pages avec avidité. Je me suis rassasiée, sans joie, de leurs péchés, et me suis dit : comme cette femme a mal appris la vie. » Bref, on comprend, dès le départ, que cette réponse sera une attaque.

Tardif commençait son recueil par la répudiation de la femme par Augustin; de Villers raconte l’acceptation de Magdeleine par Jésus. À l’une, l’angoisse du péché; à l’autre, le sentiment d’en être délivrée par l’amour du Christ.

De Villers reprend donc, le plus souvent paragraphe par paragraphe, le texte de Tardif. « Ceci est une réponse (avec pagination correspondante) à ces pages où il est beaucoup parlé du péché par une âme en détresse. » Par exemple, là où Tardif écrit « Souffrances sans visage, qui seraient plus simples à concevoir si elles n’existaient pas réellement », de Villers oppose : « La souffrance a toujours un visage et ce visage est posé sur la Croix. » Parfois, de Villers va quand même s’éloigner du texte de Tardif, ce qui lui fera dire que son livre pourrait être lu pour lui-même. J’ajouterais : « Oui, sans doute, mais sans aucun intérêt! »

Même si elle s'en défend, même si elle essaie de faire preuve d’un certain détachement, on sent que le livre de Thérèse Tardif l’a choquée. Elle a beau se poser en gardienne de la morale publique, on n’y croit pas vraiment : « C’est pour celles-là surtout qui ont cru devoir prendre au pied de la lettre votre jonglerie de mots que je me suis imposée […] la récréation-corvée de cette réponse. »

Bien entendu, c'est la liberté sexuelle de Tardif qui dérange. Cette dernière écrit : « Celui qui viendra, si tard, il faudra qu’il m’aime nue, hagarde, échevelée. » À cela, en bonne bourgeoise vertueuse, elle répond : « S’il a des goûts d’apache et n’a jamais fréquenté que des filles (en italique dans le texte), ça pourra aller. »

Vous l'aurez compris, le plus souvent l’attaque passe par la raillerie. Tardif écrit : « Je ne suis pas fidèle à la comédie que R… se joue. » De Villers répond : « Tardif joue son grand air… » On lit encore sous la plume de de Villers-Routier : « Crie pas si fort, mon chou, ma cocotte! »; « …n’ayant pu se faire chatte s’est faite femme-de-lettres. » Ou cet aphorisme et sa réplique : « Les tentations de la chair ont le goût du fer moulu. » (Tardif); « Un médecin vous dirait que le fer est un tonique. » (de Villers) Ou encore cette réplique très mordante : « Mon Dieu, Vous m'avez libérée dans le monde, avec une tête d'homme, un corps de femme, et un cœur de bête sauvage. Et l'âme de ce monstre est malheureuse infiniment. » (Tardif); « Oui, une tête d'homme sur un corps de femme est quelque chose d'un peu malaisé à porter partout et tous les jours. Esprit trop lucide sur une sensibilité trop vulnérable. Que n'épousez-vous un homme d'affaires qui vous donne beaucoup d'enfants ? Je tiens la recette pour bonne. » (de Villers) Bien entendu, ces répliques assassines vont plaire aux rieurs...

Autre arme dans son arsenal d’attaque : de Villers met en doute à plusieurs reprises la sincérité de Tardif : « Inutile de me donner le mal de serrer de près vos textes puisque tout cela n’est, au total, qu’attitude et fiction. » Elle voit en elle une arriviste, une poseuse, qui a choisi le scandale pour se mettre de l’avant.

Derrière l’ironie et le sarcasme, souvent faciles, point une femme outrée de l’audace d’une autre femme : « Certaines dignités d’hommes ne trompent que l’œil naïf. Il est un rayon perverti de leur regard qui ne peut échapper à l’œil qui le défie », écrit Tardif; « Voilà de petites victoire bien féminines, mais point tellement glorieuses puisque presque automatiques », répond de Villers. Ou encore, toujours de la part de de Villers : « … les péchés de l’amour par vous décrits ne sont même plus des tentations. Votre regard acidulé les décape de toute sensualité, de tout attrait, parce que de toute pudeur. » Voici, le mot est lâché : « PUDEUR » Comment cette femme ose-t-elle étaler ainsi ses aventures, écrire qu’elle aime deux hommes et qu’elle commet l’adultère encore et encore, même si cela la culpabilise? Pour ravaler sa consœur au rang des « cocottes », de Villers écrit aussi : « Au grand dam des ongles ripolinés, du mascara et du fond de teint. » Beaucoup d’attaques comme celle-ci sont indignes de l’auteure Simone Routier.

Souvent le ton de de Villers est condescendant, un vrai ton de curé : « Je demande à ceux qui aiment Dieu de prier pour vous. » Ou encore à l’aphorisme de Tardif : « Nos âmes ont voulu se toucher; nos corps les ont retenues à l’écart », de Villers répond : « Cela arrive lorsque l’on prétend établir l’entente des corps avant celle des âmes. » Ce ton moralisateur est souvent culpabilisant : « Le remords, c’est ce qui s’emparera peut-être de vous lorsque, mère de famille, vous verrez votre première œuvre dans les mains de vos enfants. »

Simone Routier
Les attaques sur le fond (de front) sont rares. Tout au plus, de Villers va rappeler à Tardif l’orthodoxie de la morale chrétienne et pour ce, rectifier son discours. Là où Tardif écrivait : « L’amour est une ruse de la chair », elle réplique : « L’amour est l’appât que le Créateur a bien voulu ajouter au devoir du ‘’Croissez et multipliez’’. » Bien qu’elle ne développe pas, on comprend que de Villers refuse toute prédestination : « Comment nos péchés peuvent-ils nous faire tant de mal quand ce sont les autres qui les commettent? » questionne Tardif. Et de Villers répond : « Parce ce que nous en sommes l’instrument. » Ou encore, plus clairement : « Le péché qui tue l’âme est un consentement donné librement et en toute connaissance de cause. »

Tardif terminait son recueil par : « Que les arbres au dehors toujours soient fleuris à cause des vitraux transparents »; de Villers clôt le sien par une dernière mesquinerie : « On quitte ce livre avec le même regret qu’on s’arrache une vieille gale. »

Bien entendu, une simple lecture ne peut rendre compte de tout ce qui sépare ces deux femmes. Vous l’aurez sans doute compris, je n’ai pas beaucoup d’estime pour la réponse de Simone Routier. J’aime encore mieux Thérèse, ses péchés et sa mauvaise conscience, que Simone, son orthodoxie catholique et son assurance de bien-pensante. J’ignore tout de ces deux femmes en dehors de leurs écrits et de quelques éléments biographiques glanés sur le net. Se connaissaient-elles? Se détestaient-elles? Quelle mouche a bien pu piquer Simone Routier pour qu’elle laisse couler une telle hargne? Pourquoi Beauchemin a-t-il accepté de publier ce brulot? Petite vengeance contre les éditions de l’Arbre de Robert Charbonneau? Vous avez des réponses?

23 mars 2009

Désespoir de vieille fille

Thérèse
Tardif, Désespoir de vieille fille, Montréal, L’Arbre, 1943, 123 pages.

Ce recueil eut un retentissement certain. Ce discours féminin, où pointent une audace et une révolte mal contenue, dérangeait. Chose assez rare, le livre provoqua même une réplique cinglante de la part de Marie de Villers (Simone Routier) : Réponse à « Désespoir de vieille fille ».

Le texte ne ressemble à rien de connu : disons qu’il contient surtout de courtes réflexions, mais aussi quelques passages anecdotiques et quelques poèmes. Au cœur de Désespoir de vieille fille, on découvre une femme partagée entre ses désirs amoureux et les contraintes morales de son époque. Rien à voir avec la vieille fille traditionnelle!

Même si le recueil est divisé en dix sections, il n’y a pas vraiment de continuité, ni dans le contenu ni dans la forme. On passe d’un poème à un aphorisme, de considérations générales à des éléments biographiques. Certains passages sont en anglais. Compte tenu de l’effacement des genres dans la littérature actuelle, on pourrait y voir un certain modernisme.

Les éléments biographiques affleurent sans qu’on puisse les saisir clairement. Compte tenu de l’audace du discours, il est évident que l’auteure s’est protégée, mais cette trop grande retenue nous prive probablement d’un excellent livre, dans la veine des Mauriac, Bernanos, Julien Green.
Voici un aperçu des dix sections :

I- Le recueil s’ouvre sur l’image d’un homme qui répudie une femme. Tardif fait référence à Saint-Augustin renvoyant son épouse. Le texte n’est pas exempt d’une certaine violence. L’homme agresse cette femme parce qu’elle l’attire, parce qu’elle le veut et qu’il n’arrive pas à se défendre d’elle. La femme dispute l’homme à Dieu. Plus loin, un homme apparaît : il se nomme Jacques et il est malade. Dans le reste de cette section, il ne sera question que d’abandon, de solitude et de désespoir. Il y a les amis, la guerre et cette phrase qui vient clore la première partie : « Le péché porte sa punition. L’épreuve est dans la vertu. »

II - Dans la deuxième section, le discours devient plus désespéré, la vision du monde, très noire. Elle s’ouvre sur une série d’aphorismes : « Le cœur et les intestins du monde ne font qu’un »; « L’amour est une ruse de la chair. » On y parle de perte, d’humiliation, de désirs, de culpabilité. Les hommes apparaissent comme des êtres sans courage, cruels : « Les hommes se plaisent en ma compagnie parce qu’elle leur permet d’être vils sans indignité. » Comme élément biographique, on note la présence d’un deuxième homme, un romancier, nommé R…

III- L’auteure évoque son enfance malheureuse. Elle se sent étrangère au monde, en porte-à-faux. Elle ressent une forte culpabilité, elle ressent le poids du péché.

IV- Cette section met aussi en scène des éléments biographiques : la narratrice désire un homme qui n’est pas libre. Elle se défend contre son désir : « Mon Dieu, à la veille de Pâques, pourquoi envoyer cet homme vers moi pour quémander le péché? »

V- L’auteure pose le problème du libre arbitre. « Et moi, si je suis en bordure de la route, c'est que je me suis retirée de votre chemin. Et Vous passez sans me regarder, parce que c'est à ce point que Vous me concédez la liberté que Vous m'aviez promise. Mais les ordures s'y trouvaient avant que je descende dans le fossé ! C'est que Vous ne Vous étiez point engagé à organiser cette liberté. Vous les y avez laissées, peut-être pour rappeler à mon choix le confort de la route monotone ouverte sur l'Infini. » On nage en plein jansénisme. Seule la grâce peut la sauver du péché : « Mon orgueil, s’il en reste, c’est malgré qu’il soit à cœur de jour déchiqueté. Et tous ses lambeaux ne vont pas céder sans le couteau de la grâce. » Plusieurs réflexions portent sur la condition féminine. En voici deux : « Le mensonge de la femme. Figure de joie auprès de l’enfant, doux visage de pardon auprès de l’époux coupable. »; « Il faut bien que nous, les femmes, nous y pensions à la soupe; il faut bien que nous pensions à l’enfant qui naîtra de notre péché. »

VI- « Satan danse sur mes lèvres. / Un peu de force et j'achève de le cracher. Mais il a laissé un tas de petits démons pour garder l'intérieur : l'égoïsme à la porte du cœur ; dans l'âme, un dégoût de l'argent qui ressemble à de l'avarice ; au sein des entrailles, un gripet qui n'arrive à rien mais persiste dans ses tentatives immondes. » Il me semble qu’on va plus loin dans les méandres du péché : « Jouissance charnelle, unique jouissance, unique certitude. » Toujours la femme, comme une Ève tentatrice, dont se sert le démon pour provoquer la chute de l’homme : « La vertu des femmes est à la merci des tentations des hommes. » Toujours le discours janséniste : « Il n’y a pas les péchés du monde. Il y a le péché du monde. Le monde est coupable du péché du monde. Je suis du monde. Je suis donc coupable du péché du monde. » ; « Je ne suis pas patiente avec les desseins de Dieu et ne puis admettre que ma destinée soit de prédestination plutôt que de malédiction. » La section se termine sur cette phrase qui aurait pu devenir un beau poème : « J’ai respiré dans la nuit et l’herbe sauvage a germé dans ma bouche. »

VII- La souffrance est au cœur des hommes. L’auteure évoque celle qui donne du génie aux artistes, celle de son enfance, celle de l’amour, mais le divorce entre le corps et l’âme est sans doute sa plus grande souffrance. « La puissance de l’âme est nulle parmi les désaccords de la chair. » La section se termine par l’espoir : « Le givre a courbé jusqu’à terre les petits arbres du parc. La sève du printemps va les redresser. »

VIII- Toujours le problème de la prédestination. Pourtant, on ne peut pas dire que sa foi soit touchée. Le fait qu’elle ne tienne pas les rênes de sa destinée atténue son sentiment de culpabilité : « Mon Dieu, Vous prenez cruellement soin de moi. Vous permettez que je me promène dans les ténèbres de l'Enfer, et quand j'ai trouvé la lanterne de Satan, Vous m'en retirez par les cheveux. Et le poids immonde de la chair se ballotte dans le vide. / Je tends à Vous. Mais, comme la femme de Loth, ma tête est tordue en arrière et mes pieds sont figés dans d'épaisses couches de sel. » ; « Qu'importe si l'Enfer danse en rond autour de moi, et que je sois imprégnée de la bave du serpent ; ne suis-je pas votre créature, que Vous avez aimée, jusqu'à mourir. » Elle finit par se percevoir comme l’instrument des impénétrables voies divines : « J’ai été méchante; mais c’est pour Dieu que toujours j'ai travaillé. »

IX- Période d’apaisement. L’orage semble passé. L’auteur redit que c’est la femme qui porte le « fardeau du péché ». Et pourtant, elle doit être capable d’en faire abstraction, pour se livrer toute entière à l’amour : « Qu’est-ce que cela vaut une femme qui ne sait pas aimer, qui ne sait pas se perdre dans l’amour? Quelle valeur son sacrifice si elle ne fait point son esclave. »

X- Dans cette section, intitulée « Le dernier Christ », on y lit des appels à la bonté de Dieu (« Mon Dieu, arrache aux mains des hommes cette soie qui les rend fous et fais de ce tissu fragile ton tabernacle. »), une profession de foi (« Le bonheur, c’est marcher dans l’air pur et prier Dieu »), des prières (« Mon Dieu, résigne-moi au monde. »; « Mon cœur est dans l’Enfer; ne laissez point périr mon âme. ») Et la dernière phrase du recueil : « Que les arbres au dehors toujours soient fleuris à cause des vitraux transparents. »

Ce recueil, bien écrit, conserve avant tout une valeur de témoignage. On est dans les années 1940 et il me semble que Thérèse Tardif évoque un peu avant tout le monde (sauf saint-Denys Garneau dans son journal, mais il ne l’a pas publié) ce divorce entre l’esprit et la chair, entre la grâce et le péché, entre la vraie vie et l’idéalisme chrétien. Il nous rappelle les interrogations spirituelles des grands romanciers français, que vont reprendre ici les Garneau, Lasnier, Langevin, Élie, etc. J’ignore si beaucoup d’études ont été consacrées à ce recueil, mais il me semble qu’il mérite une plus grande attention. Il nous aide à comprendre ce qu’on a appelé « la grande noirceur », et la relation étroite que la religion catholique établissait entre la femme et le « péché de la chair ».

19 mars 2009

Trouées dans les novales

Jules Tremblay, Trouées dans les novales, Ottawa, Imprimerie Beauregard, 1921, 261 pages.

NOVALES : «Terre nouvellement défrichée et mise en valeur. Il a défriché cette terre et l'a mise en novale. Les curés avaient droit de dîme sur les novales. NOVALES, au pluriel, signifie aussi, La dîme que les curés levaient sur les novales. Les novales et les vertes dîmes.» (Dicoplus)


Ce recueil fut publié en 1921, mais les nouvelles qu’il contient s’échelonnent de 1906 à 1921. L’auteur aborde plusieurs genres : récits de Noël, récits à la « Adjutor Rivard », récits du terroir, conte animalier, récits fantastiques. Tout cela est inégal. Disons que trop souvent Tremblay tombe dans une préciosité du langage qui débouche sur un embrouillamini : « Le vent, par brusques ressauts, enlève en tourbillons des nuages lourds de flocons cristallisés, fermant l'horizon à vingt pas comme d'un voile opaque aux luminosités albescentes. Les balises traçant la route sont dé-verticalisées par leur fardeau d'ouate opaline. Les bouquets de persistants sont visibles à peine, tant la bourrasque a posé sur leurs rameaux panachés d'aiguilles, des pelotons irisés où se jouent les lueurs de la clarté naissante. Les conifères sont matelassés de givre, se heurtent sans bruit.» (p. 229) Quand il évite ce défaut, l’auteur se rapproche de Marie-Victorin et de Lionel Groulx qui furent sans doute ses maîtres, pour ce qui est de ses nouvelles plus récentes du moins. Enfin, disons que Tremblay traite certains sujets avec humour, ce qui n’est pas à dédaigner dans ce type d’écrit.


Le Père Patentane
Le père Patentane débarque sans avertissement dans une paroisse de colonisation des Cantons-de-l’est. Il arrive du sud de la France et il voue un culte à un saint, Saint-Gérard-de-Provence. Il traîne même quelques-uns de ses ossements dans un reliquaire. Il voudrait que ses nouveaux paroissiens partagent son prosélytisme et est sur le point d’y arriver quand un chien, détaché par on ne sait qui, s’empare des ossements sans qu’on ne puisse le rattraper. Le père Patentane, ulcéré, repart comme il était venu.

Une guignolée
René, Bébé et Le Frais passent la guignolée. Leur ronde est joyeuse jusqu’à ce qu’il entre dans une maison qui incarne la pauvreté. Touchés, ils décident de partager sur le champ une partie de leur récolte.

Convoi fantôme
Lors d’une tempête, un télégraphiste, qui est aussi chef de gare dans une petite station perdue du Montana, décode dans le bruit que fait la grêle sur la vitre un message qui l’avertit que deux de ses copains ont eu un accident. Le train rentre pourtant au quai et ses copains en descendent, mais, bientôt, cette vision s’évanouit. Le télégraphiste aurait cru rêvé, n’eût été de ses mains tachées de sang.

Retour au vieux temps
Un récit à la « Adjutor Rivard ». Des citadins se rendent à la campagne pour visiter un vieillard. Tremblay décrit la campagne environnante, le pont couvert, la forge, la ferme et ses dépendances.

La poule noire
Pitro est un paresseux. Pour de l’argent, il est prêt à vendre son âme à Lucifer. Le Grand Albert lui fournit la recette pour y parvenir. Entre autres, il doit sacrifier une poule noire. En pleine nuit, il en vole une (en fait, c’est un coq!) et se rend en pleine forêt avec son larcin. Les villageois, au courant de ses projets, cachés dans le bois, au paroxysme de la cérémonie, crient comme des démons et lui font un sabbat d’enfer.

Les voix mortes
Pitou est amoureux de sa cousine. Comme la mère de Pitou est très malade, c'est la cousine qui tient maison. Comme chacun le sait, un mariage entre germains est défendu par l’église. La mère, avant de trépasser, exige leur séparation.

Les significations
Tildé aime Toine, qui aime La Toune, qui aime Pit, qui aime Tildé. Le temps d’une chanson et d’un quadrille, leurs parents et amis réussiront à assortir les amoureux.

La mort de Kéké
Kéké est un veau de race, le plus beau de la ferme. Un jour il remarque des canards Pékins qui s’ébattent dans la rivière. Kéké se met à les envier. Il réussit à gagner leur amitié. Un jour, il part en excursion avec eux sur la rivière. Malheureusement il ne sait pas, comme les canards, transiger avec les remous.

La dette
Un pêcheur de Terre-Neuve, accouru sur les lieux d’un naufrage, est sauvé in extremis quand un naufragé s’agrippe à lui. Mais son esprit en reste ébranlé. Sa fiancée, à force d’attentions, réussit à le ramener à la raison. Quelques années plus tard, lors d’une forte tempête, voyant sur la mer un naufrage imaginaire, le pêcheur étouffe sa femme qui essaie de le retenir et s’aventure sur la mer déchainée.

Saintes langues
La Vipère, une commère particulièrement méchante, après avoir confessé ses calomnies, attend le curé pour lui raconter des méchancetés sur une voisine nommée La Tourte. Le curé, dépité, la met à la porte. Frustrée, la Vipère s’en va trouver la voisine pour lui parler des liens scabreux que le curé entretient avec La Tourte.

Bidou se fâche
Bidou est un pêcheur au collet. Installé sur un pont, il surveille une grosse carpe et, après des heures de patience, réussit à la saisir et à la hisser sur le pont. Mal lui en prend, puisque le mouvement brusque pour agripper le poisson le projette dans la rivière. Les remous le menacent. Comme il n’a pas lâché le fil qui retenait le filet, fil que la carpe en se débattant a enroulé autour d’un boulon, il réussit à remonter le courant et à se hisser sur le pont. Il libère la carpe.

Dans la tempête
Un prêtre et quatre enfants se rendent, en pleine tempête hivernale, dans une ferme pour quérir le corps d’un enfant mort.

Le dîner du Curé

Un saint curé offre les victuailles, dont les paroissiens lui font cadeau, aux plus démunis.

Le petit chantre
Petit Paul, un enfant qui égaye de sa voix d’or les officies dominicaux, est devenu muet à la suite d’une maladie. Le soir de Noël, implorant la vierge de la crèche, l’enfant retrouve sa voix à la grande joie des paroissiens.

Extrait de « La poule noire »
Pitro avait appris par cœur les incantations traditionnelles avec l'aide de Salvaye, mais sa mémoire, sans doute, lui faisait défaut, et comme pour lui les paroles mystérieuses n'avaient aucun sens humain, il les dénaturait d'une façon qui pouvait déconcerter le Diable lui-même, et tous les sous-diables dont le métier est d'acheter au croisement des sentiers paludéens, à minuit, par les vendredis soirs de la lune nouvelle, des poules noires volées dans l'obscurité chez une veuve dont le mari est mort depuis sept ans.
—Saudit! Mardi! Bacatèche de sincibor vilimeux! Roi du fer, veux-tu ma Poule Noire?
Quatre fois la question étrange sonna sur les aulnaies, passa sur la mare, au milieu du silence lugubre et rempli de ténèbres : quatre fois elle fut jetée, à chaque arrêt de Pitro vers l'un des quatre points cardinaux.
Au quatrième appel, et sans attendre la réponse, Pitro tordit le cou à sa volaille, prit la carcasse dans la main gauche, la fit par trois fois tourner au-dessus de sa tête, et finalement la lança aussi loin derrière lui que ses forces le lui permettaient.
Deux secondes après, un choc lourd retentit dans la mare.
Au même moment, comme par l'effet prestigieux des paroles cabalistiques prononcées, les ouaouarons, les grenouilles, les crapauds, les couleuvres dans la mare et les trous d'eau, les chouettes, les hiboux et les nocturnes de toutes espèces sur les rameaux et les hautes souches, réveillés de leur quiétude, se mirent à siffler, à hululer, à crier. Ce fut un tintamarre étourdissant. Des ailes battirent. Des frôlements touchèrent les joncs, des formes vagues glissèrent en agitant les nénuphars, rampèrent autour de Pitro fou de terreur.
Le mouvement de la gent palustre, surprise par la chute insolite d'un corps étranger dans son refuge, fit dégager des bulles d'air phosphorescentes; il s’éleva des vapeurs fantomatiques qui, aux yeux de Pitro, prirent des aspects épouvantables, des contours infernaux. Il ne douta pas le moins du monde que le Diable allait lui apparaître, et il se prostra sur le sol, face dans la boue, mais conservant quand même assez de sang-froid pour poser la question d'usage :
—Es-tu là, Satan? (p. 129-131)

16 mars 2009

Des nouvelles

Arthur Saint-Pierre, Des nouvelles, Montréal, Bibliothèque canadienne, 1928, 195 pages.

Arthur Saint-Pierre, sociologue de formation, nationaliste, défenseur de l’église et du terroir, a écrit plusieurs livres, mais un seul proprement littéraire, intitulé un peu bêtement Des nouvelles.

Le mendiant fleuri
Un mendiant quête devant un grand magasin de la rue Saint-Catherine. Il n'a presque rien du mendiant, tant ses manières sont distinguées; mais sa politesse et sa discrétion ne le servent guère, car il meurt de faim. On est en décembre et il n’a pas mangé depuis quelques jours. Passe une jeune demoiselle qui lui fait souvent l’aumône. Il s’avance au-devant d’elle, mais une petite bouquetière s’interpose et c’est elle qui recueille l’aumône. Le mendiant, lui, ne reçoit qu’une fleur. Or cette jeune fille, qui a connu des amours difficiles, s’imagine que le mendiant est amoureux d’elle. Le lendemain, elle le cherche, voulant vérifier son charme. Elle apprend, via le journal, qu’on l’a retrouvé mort gelé, une fleur à la boutonnière.

L’esprit est prompt
Après avoir quitté le noviciat pour des raisons de santé (on lui a dit qu’il lui restait deux ans à vivre), Pierre Lemay traverse une période difficile. Pour égayer sa vie, il se met à sortir. Il rencontre plusieurs filles, mais ne s’engage pas jusqu’à ce qu’il tombe amoureux de Rose, une jeune fille un peu vulgaire qui se fait toute doucereuse pour l’amour de ses beaux yeux. À cause de sa maladie, il n’ose s’aventurer avec elle dans le mariage. Un de ses amis, qui ne croit pas à sa maladie, essaie de lui forcer la main : il se met à courtiser Rose, juste pour le rendre jaloux. C’est le contraire qui se produit : Pierre, n’ayant pas compris le jeu, abandonne la jeune fille et la recommande à son ami, qui finit par l’épouser. Dès le mariage consommé, la jeune fille lui mène une vie d’enfer. Pierre, toujours bien vivant, se dit qu’il y a échappé belle. Rassuré sur sa santé, il retourne au noviciat.

Vouloir inutiles
Jean et Alice, voisins de paliers, s’aiment depuis leur plus tendre enfance. Le père de Jean est un artiste, celui d’Alice, un homme d’affaires. Celui-ci fait un gros coup d’argent. Et tout d’un coup, les parents d’Alice ne trouvent plus que Jean ferait un bon mari pour leur fille à moins qu’il oublie la littérature et qu’il s’engage dans une profession d’ingénieur, ce qu’il fait. Il travaille si fort qu’il mine sa santé et qu’il en meurt. La jeune fille, inconsolable, traine sa peine. Elle rencontre un avocat qui est fou d’elle. Lors d’une promenade sur le Saint-Laurent, leur bateau chavire et c’est en pensant à Jean qu’elle est engloutie par les flots.

Petites histoires un peu trop moralisatrices. Saint-Pierre manque de métier (narration amateure), mais l’écriture est vive. On se dit qu’il aurait pu devenir un bon écrivain, s’il y avait mis plus de temps et s’il avait donné à ses récits de véritables enjeux.

Extrait
Le hasard d'un double déménagement les avait faits voisins. Partis, les Duroc des extrémités est de la ville, les Cartier des extrémités ouest, ils étaient venus, la même année, occuper rue St-Hubert, non loin de la rue Dorchester, les deux logements d'une maison en pierre d'apparence confortable avec son étage mansardé et sa large galerie qui en barrait toute la façade.
Alice avait dix ans. Jean en avait douze. Entre eux avait surgi dès leur première rencontre une sympathie forte, exquise, d'une nature rare dont ils goûtaient intensément la singulière douceur. C'était sans doute l'intimité coutumière qui s'établit si facilement entre les enfants mais avec, en plus, quelque chose de bien difficile à définir, qui donnait à leurs relations un caractère tout particulier, dont ils n'auraient su retrouver l'équivalent dans leurs rapports avec leurs autres compagnons de jeux, même les plus aimés.
Aucune familiarité n'y entrait, mais un respect instinctif, une confiance entière, un abandon plein de dignité et de charme. Ils s'aimaient avec un mélange étonnant d'émotions et de sentiments, les uns de leur âge, les autres anticipant sur l'avenir: avec une candeur enfantine et une pudeur d'adolescence; avec une tranquillité ingénue, que la passion sensuelle n'avait pas effleurée, et une force, une profondeur que même l'âge d'aimer n'apporte pas souvent; avec un esprit de douze ans et un cœur de vingt ans.
Qui avait commencé? Ils auraient été bien en peine de le dire, mais sûrement dès leur première entrevue ils s'étaient mis à parler de leur futur mariage comme d'une chose entendue, fixée, irrévocable, ne souffrant ni discussion, ni doute. (Début de « Vouloirs futiles », p. 107-108)

12 mars 2009

Âmes et Paysages

Léo-Paul Desrosiers, Ames et Paysages, Montréal, Le devoir, 1922, 183 pages.


J’ai déjà blogué plusieurs livres de Desrosiers. Voici son premier, un recueil de neuf nouvelles, qui valsent entre l’amourette et l’intrigue politique.

Fécité
Fécité (sic) fut servante pendant trois générations dans la famille du narrateur. Tout le monde l’aimait, car elle était la « bonté incarnée ».

Un charivari
À Berthier, un jeune médecin vient remplacer son confrère décédé. Pour faire « belle figure », il démontre un peu trop ses bonnes manières au goût des gens. Lorsqu’il se marie avec la veuve de son prédécesseur, pour se moquer de lui, on lui mène un charivari d’enfer (voir ce site).

La petite oie blanche
Une jeune fille, fraîchement émoulue du couvent, se languit au fond d’un rang. Elle rêve d’amour et n’a pour prétendant qu’un gentil voisin qui lui fait une cour tout en malices.

Prosper et Graziella
Un petit fonctionnaire obséquieux tombe amoureux d’une grande fille extravertie.

Au bord du lac bleu
Annette, une jeune fille libre et passionnée, s’est éprise de Pierre, un garçon possessif, contrôlant, jaloux. Comme elle ne cesse de le faire souffrir, il décide de la quitter.

MargueritePar un ami, Paul apprend que Marguerite aimerait le rencontrer, ce qu’il accepte. Il lui fait la cour et elle semble en être contente. Pourtant, au fil des mois, cette fille ne trahit jamais le moindre sentiment amoureux. Il finit par l’abandonner, même s’il sait qu’il aura mal.

Le rêveurUn contemplatif, qui peut décrire un coucher de soleil dans ses moindres variations, rencontre une jeune fille qui le sort de son monde onirique. Pourtant, rapidement elle se désintéresse de lui.

Une intrigue de palais
Jean Dorion, le ministre chouchou des hommes d’affaires, a décidé de forcer la main du premier ministre pour qu’il lui cède sa place. Il rallie les bailleurs de fonds du parti, quelques journalistes et quelques députés mécontents. Le premier ministre doit lui céder sa place.

Un cénacle
Le jeune Gaston, qui se croit poète, a été invité par un ami à assister à une réunion d’intellectuels « branchés ». Il est décontenancé par les théories esthétiques (la querelle du régionalisme) de certains. Quelques jours plus tard, la vue de La Victoire de Samothrace lui permet de retrouver son équilibre littéraire. Il est évident que le jeune Gaston apprécie peu les Exotiques, qu’il penche du côté des régionalistes, même si sa position me semble plus évoluée que celle des terroiristes purs et durs.

C’est le premier livre de Desrosiers. Les résumés ne rendent pas compte de la qualité d’écriture de ces nouvelles : la description et l’analyse des personnages, l’évocation somptueuse de la nature nous valent de belles pages. La dernière nouvelle saura intéresser les amoureux de la petite histoire littéraire.

Extrait
Gaston se tait. Ses sources, au dedans de lui-même sont libérées. Il les sent jaillir comme le sang qui gicle d'une veine coupée. Les vieilles règles s'affirment en lui. Il a le sentiment d'entrer dans un monde plus grand, plus clair, plus pur où l'équilibre de l'esprit occupe le trône, où la lumière baigne tous les paysages, et chasse les ombres, où l'on cherche la justesse de l'intelligence comme le plus précieux trésor et la discipline de la sensibilité; dans un monde où l'on ne bâtit pas les chefs-d’œuvre à la manière barbare, en entassant les métaux précieux, à l'aventure, mais où l'idée et la conception ont une valeur primordiale qui emporte le reste avec elles. Il apprend que l'être humain, seul, est faible et débile, et que c'est en communiant aux forces plus vastes que la sienne, la nature et le peuple, en laissant les échos de leurs voix se répercuter en échos infinis au fond de son âme, en les épurant, les clarifiant, les exprimant pour dégager leur ampleur qu'il atteindra aux chefs-d’œuvre immortels. Et pour que les exaltations populaires ne fassent point éclater et ne brisent point son âme, pour qu'elles ne fassent point trembler son stylet et changer sa voix en sanglots, ou en mots inarticulés, il a besoin lui aussi d'héroïsme, de courage et d'une volonté toute puissante.

Et Gaston s'en retourne, l'âme purifiée, après avoir reconquis le plus grand don des artistes et des écrivains : la sérénité et la paix intérieure. Il a rejeté de lui-même ainsi que d'inutiles scories, l'apitoiement sur sa destinée, les théories qui le retenaient prisonnier, toutes les doctrines qui alourdissaient son élan et empêchaient son essor. Après avoir vomi les aliments indigestes, sa jeune nature reprend son mâle équilibre et il se met au travail avec un esprit calme. (p. 182-183)

Œuvres de Desrosiers sur Laurentiana
Âmes et paysages
Nord-Sud
Le Livre des mystères
Les Engagés du Grand Portage
Les Opiniâtres
L’Ampoule d’or

8 mars 2009

Pages de critique

Jean-Charles Harvey, Pages de critique, Québec, Le Soleil, 1926, 187 pages.

Jean-Charles Harvey fut auteur, journaliste, mais aussi critique littéraire. J’ai lu partiellement son recueil intitulé Pages de critique, dans lequel il reprend « un certain nombre de chroniques parues, pour la plupart, au cours des trois ou quatre dernières années, dans deux journaux de Québec. » En plus de critiques de livres, l’auteur présente des essais sur la littérature, sur la langue et la culture. Plusieurs des livres critiqués appartiennent au courant du terroir. Je ne vais rendre compte que de cinq des vingt-quatre critiques que contient le recueil.

La vérité en littérature
Dans cet article, Harvey tente de définir sa conception de la critique. Il reproche à ses confrères leur complaisance et prétend n’avoir comme maîtresse que la vérité : « La Vérité a des droits contre lesquels ne doivent prévaloir ni l’amitié, ni l’intérêt, ni la politesse, ni la diplomatie. » D’où, ou de qui, la tient-il, cette Vérité? Il se garde bien de nous l’expliquer. Plutôt qu’une méthode critique, ce sont des conseils qu’il prodigue aux écrivains. À lire son texte, on a l’impression que tout le travail de l'écrivain réside dans le travail du style. Il explique aux jeunes écrivains que le « labeur sans lequel le génie n’est rien » est ce qui fait le plus défaut au Québec. Reprenant le texte qu’Arthur Buies adressait aux Jeunes Barbares de son temps, il invite les jeunes écrivains à rechercher la simplicité, pourtant il conclut son article ainsi : « O verbe sacré vers qui je fais monter pieusement, chaque jour, tout l'encens de mon cœur, verbe errant jadis de château en château sur les lèvres des troubadours, chant doux, dès l'aurore, comme le chant des alouettes de la vieille Gaule, syllabes claires comme des gouttes de rosée dans le parfum des jacinthes et lumineuses comme des poussières d'astres, paroles qui traversez allègrement les âges sur l'aile des génies des seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, et qui êtes venues jusqu'à nous, exilés dans un monde nouveau et barbare, mots impérissables qui nous avez aidés à conquérir des libertés et qui nous servirez à libérer les esprits captifs, je m'incline dévotement aux sons aimés que vous semez dans l'air canadien en notes prenantes comme des angélus, et je jure, la poitrine résonnante des émois profonds que vous y engendrez, que je vous défendrai sans faiblesse tant que la mort n'aura pas fermé mes sens à votre charme et à votre beauté! » Ouf! Bienvenue la simplicité!

Chez nous, chez nos gens d’Adjutor Rivard
Harvey avoue que ce recueil l’a beaucoup touché. Il lui rappelle l’univers de son enfance, à Saint-Irénée en Charlevoix. Pour lui, cette œuvre est, « dans le genre, une des seules dont notre littérature [...] puisse se glorifier. » Il reconnaît au recueil une « poésie intense, une spontanéité d’expression et une fraîcheur inaccoutumées dans l’école ordinaire du terroir ». Voilà pour les fleurs. Le pot, maintenant. Il avoue que ce défilé de petits tableaux campagnards de même que la propension de l’auteur à parsemer d’italiques son texte finissent par lasser. Mais surtout, il dénonce l'optimisme béat de l'auteur, l’idéalisation de la culture traditionnelle, défauts trop répandus selon lui dans la littérature canadienne-française. « Chaque fois que nous tendons vers l’universelle canonisation de « nos gens », nous tombons dans une exagération qui enlève à nos essais la moitié de leur intérêt. »

L’Appel de la race de Lionel Groulx
Ici, la critique de Harvey va plutôt porter sur le fond. Il attaque avec férocité le roman de Groulx. « Alonié des Lettres sait écrire. Surtout, il argumente à merveille et il a de la vie. Ces qualités, qui sont rares chez nos romanciers, avouons-le, atténuent le vice fondamental de l’œuvre. Ce vice, c’est le fanatisme. » En gros, il trouve immoral que le héros ait sacrifié la paix de sa famille à l’appel de la race. Selon lui, la position de Lantagnac est indéfendable parce qu’il s’est lui-même disqualifié en adoptant la culture anglo-saxonne pendant plus de vingt ans. Son grand désir d’expiation, parce que c’est de cela qu’il s’agit, ne peut se réaliser au détriment de sa famille. « Que Jules de Lantagnac brûle de défendre une minorité persécutée, cela se conçoit; mais il n’avait plus le droit de poursuivre un tel idéal. » Lancé sur cette voie, Harvey s’érige en défenseur de la veuve et des orphelins. Par contre, je ne suis pas sûr que son discours féministe plaise à toutes, en ce 8 mars : « La femme n'est-elle pas l'être qui sait le mieux se dévouer, le mieux aimer, le mieux souffrir ? Pourquoi n'aurait-elle pas le droit à la vie, au bonheur, à la paix? Pourquoi les enfants qu'elle mit au monde ne lui appartiendraient-ils pas autant qu'à l'homme qui les engendra? Le petit qui naît de son sein est fait entièrement de sa chair et de son sang, il lui appartient par toutes les forces de la nature et de l'amour. Peut-on, sans une nécessité très grave, sans raisons invincibles lui ravir les vies qu’elle a formées de sa substance? Peut-on lui enlever à la légère la moitié de son âme ? » Il termine sa critique en relevant quelques phrases mal ficelées et, surtout, il conseille au chanoine de renoncer à son style oratoire : « À maints passages, on a l’illusion de lire une série de discours ou une anthologie de sermons. »

Les Rapaillages de Lionel Groulx
Je ne cite que le début et la fin de la critique de Harvey. Voilà ce qui devrait suffire pour comprendre que Harvey n’avait pas le chanoine en odeur de sainteté :

« Ce petit livre, déjà désuet, a enfanté tant de sous-Groulx et de victorieux aux concours de la Saint-Jean-Baptiste que je ne puis résister à la tentation de l'exhumer. J'y vois le prototype d'une kyrielle d'imprimés nés d'un besoin de singerie et de rabâchage. Il est en grande partie responsable de la pléthore d’italiques qui, comme des chenilles à tente de nos vergers, se sont installés dans notre prose. »

« … je sais que le talent de Lionel Groulx est à cent coudées au-dessus de ce livre. D'autres œuvres de lui rachètent cette faute. C'est volontairement à force de travail, qu'il s'y est gâté la main. Ses efforts pour y atteindre à la perfection du mauvais goût ont été couronnés de succès. »

Poèmes de cendre et d’or de Paul Morin
« M. Paul Morin a fait les meilleurs de nos poèmes. Il a fait parfois les pires aussi. » Harvey commence par retracer le parcours de Morin, par rappeler le choc que constitua la publication du Paon d’émail pour les partisans du terroir. Même s’il dit comprendre Paul Morin d’avoir trouvé son inspiration sous d’autres cieux, il lui reproche son extrémisme et, surtout, il met en doute sa sincérité : « Ce rêve d’aller attendre la mort chez les Turcs en lisant le grave Coran, n’est-il pas conventionnel? Je crois, moi, que M. Morin s’y ennuiera affreusement. » Il ne prend pas au sérieux son paganisme : « L'auteur du Paon d'Émail a peut-être tort de parler fréquemment, comme d'une gloire, de sa pauvre âme païenne. Le monde ne retourne pas en arrière. Le poète lui-même, s'il veut être sincère, avouera que ses dieux bleus ne sont que des fantômes inconsistants, créés et embellis par son imagination, des restes d'une civilisation morte à laquelle il prête, en se trompant lui-même, ce que la nôtre a de meilleur et de plus divin. » Au style de l’auteur, il reconnaît le sens de l’harmonie, du rythme, de la musicalité, mais il lui reproche d’avoir produit beaucoup de vers vides, d’avoir sombré trop souvent dans « l’art pour l’art ». Il termine en assurant l’auteur de son admiration : « Il est celui de tous nos poètes celui qui connaît le mieux la valeur musicale du verbe. »

4 mars 2009

L’affaire « Les Demi-Civilisés »

La condamnation
« Le roman les Demi-Civilisés, par Jean-Charles Harvey, tombe sous le canon 1399, 3’, du code de droit canonique. Conséquemment, ce livre est prohibé par le droit commun de l’Eglise. Nous le déclarons tel et le condamnons aussi de notre propre autorité archiépiscopale. Il est donc défendu, sous peine de faute grave, de le publier, de le lire, de le garder, de le vendre, de le traduire ou de le communiquer aux autres. (Can. 1398, 1,). »

J.-M. RODRIGUE CARDINAL VILLENEUVE, O. M. I.,
Archevêque de Québec.
Québec, le 25 avril 1934.


La version de Harvey

« Ce roman, paru en mars 1934, s'efforçait de peindre certain milieu petit bourgeois de Québec et autres lieux. Comme mes écrits précédents m'avaient quelque peu mis en vedette, mon éditeur Albert Pelletier, dont on oublie trop les services rendus aux lettres canadiennes, espérait un succès de ce dernier-né. Mais une bombe éclata qui nous déconcerta tous deux.

Vers la fin d'avril, Son Éminence le cardinal Villeneuve, archevêque, interdisait Les Demi-Civilisés. Son décret, publié dans La Semaine Religieuse, défendait aux fidèles, sous peine de péché mortel, de lire ce livre, de le garder, prêter, acheter, vendre, imprimer ou diffuser de quelque façon. On imagine l'effet d'une condamnation si complète et fulminée de si haut. Amis et ennemis crurent que je ne m'en relèverais jamais. C'était le temps où l'Église, encore plus que de nos jours, jouissait d'une autorité et d'un prestige incontestés aussi bien auprès du pouvoir civil que dans la masse des croyants.

Le Soleil, porte-parole ministériel, dont j'étais le rédacteur en chef depuis sept ans, était le plus fort des quotidiens de la région québécoise. Ma fonction me liait étroitement aux chefs fédéraux et provinciaux du parti régnant. Alexandre Taschereau, premier ministre, et Ernest Lapointe, bras droit de Mackenzie King, m'honoraient de leur confiance. A cause de l'influence d'une telle situation et surtout du libéralisme d'idées qui imprégnait parfois mes articles, j'inquiétais sans doute la hiérarchie. On me surveillait depuis longtemps. Dès 1929, mon recueil de nouvelles, L'Homme qui va..., dénoncé comme immoral et païen, n'avait échappé au coup de massue, paraît-il, que grâce à l'attribution du Prix David.

La nouvelle de la mise au ban des Demi-Civilisés se répandit d'un océan à l'autre le jour même où le cardinal promulgua sa sentence. Dans son affolement, mon directeur, Henri Gagnon, de passage à Montréal à ce moment-là, me téléphona le soir même à mon domicile pour exiger ma démission immédiate et me prier de ne plus me montrer au journal qu'il administrait. « Vous aurez votre salaire, dit-il, jusqu'à ce que le gouvernement vous procure un emploi. » Je lui demandai s'il en avait parlé à M. Jacob Nicol, propriétaire du Soleil. Il répondit dans l'affirmative et ajouta: « M. Nicol a conféré tout de suite avec M. Taschereau. Celui-ci promet de vous caser à la condition que, dans une note où, sous votre signature, vous ferez connaître votre départ, vous annonciez votre décision de retirer votre volume du marché. »

Je protestai contre cet ukase. M. Gagnon rétorqua: « Vous savez mieux que moi que le Premier ministre doit protéger les intérêts du parti avant tout. Il ne peut se payer le luxe de se mettre le clergé à dos. » Que faire? J'avais six enfants, j'étais sans le sou et les bons emplois sont rares. L'alternative: me soumettre ou joindre le régiment des miséreux.

Je ne pouvais, sans un déchirement, répudier mon ouvrage; mais, à la réflexion, je me rendis compte que les volumes en librairie appartenaient aux Éditions du Totem d'Albert Pelletier et non pas à l'auteur, de sorte que mon acquiescement au désir du chef de l'État serait nul et sans effet. Je me résignai donc à publier dans Le Soleil, le jour suivant, l'humiliante note déclarant que, vu la décision de l'archevêque, je consentais (sic) à retirer mon roman. Tout le monde comprit que le mot consentir signifiait que l'on m'avait forcé la main comme on l'avait fait autrefois pour un homme infiniment plus important qui s'appelait Galilée. D'ailleurs, je ne retirais rien du tout, puisque le livre appartenait matériellement à un autre. Je ne me suis pourtant jamais pardonné de m'être prêté à cette comédie.

L'index fit boomerang. Sous l'attrait du fruit défendu, le public prit d'assaut certaines librairies de la métropole, dont l'archevêque n'avait pas daigné appuyer le décret de son collègue de la vieille capitale. Pour le livre et son auteur, ce furent des heures de célébrité. A plus de trente ans de distance, on en parle encore.

Mes vacances payées me portèrent jusqu'à l'automne, alors que le Premier ministre m'offrit conditionnellement la fonction de bibliothécaire provincial. « Vous n'avez, dit-il, qu'à obtenir l'assentiment du cardinal, et le poste vous appartient. » Ma fierté se cabra: « Je n'irai pas à Canossa! », lui dis-je.

Le chef du gouvernement me demanda alors si je connaissais un prêtre influent et d'esprit large qui me recommanderait pas écrit. Je lui désignai le directeur de L'Action Catholique, le chanoine Chamberland, avec qui j'entretenais des relations cordiales.

Ce dignitaire m'accueillit chaleureusement dans son cabinet de travail, rue Sainte-Anne. Il s'informa de ma santé, de ma famille, de mes projets, après quoi je lui fis part de l'objet de ma visite. « Une lettre? Bien sûr! Je ne demande pas mieux que de vous aider. » Puis, après une pause: « J'y pense. Le cardinal s'étonnerait peut-être de ce que je ne l'aie pas consulté. Rappelez-moi demain, voulez-vous? »

Et voici l'accueil que fit Son Éminence à la requête du chanoine: « Faites savoir au Premier ministre que je n'ai aucune objection à ce qu'il confie à M. Harvey toutes les fonctions qu'il voudra ... sauf la bibliothèque. » De là ce compromis: à la bibliothèque, M. Taschereau nomma le colonel Marquis, statisticien depuis vingt ans, et, à Harvey, écrivain et journaliste depuis toujours, il confia la statistique. Le premier ne connaissait rien aux livres et le second ignorait tout de la statistique.

Casé à quarante-trois ans, chef de bureau à médiocre salaire, condamné au rôle de sourd, muet et aveugle, jusqu'à l'âge d'une maigre pension de retraite! Tel était mon sort. Par ce bel enterrement, les dieux du jour protégeaient la pureté de l'Israël français d'Amérique. Et sans reproche de conscience, puisqu'ils se montraient cléments au point de m'assurer le pain quotidien.

Ce petit drame eut un dénouement inattendu. La tourmente électorale de 1936 balaya le parti libéral. En février 1937, le nouveau régime me limogea sans avis. J'appris mon congédiement par radio, un soir, en famille. Le Premier ministre Duplessis m'accorda, par la suite, un entretien pour me dire que j'avais trop d'ennemis à Québec pour y rester et que je ferais mieux de retourner à Montréal où il me doterait bientôt d'un emploi. D'autres projets me sollicitaient.

La métropole, que j'avais quittée dix-neuf ans plus tôt, allait donc me reprendre. Sans salaire, sans épargne, sans perspective d'avenir, chassé du vieux Québec par un cardinal et un chef d'État, je remisai mes meubles, rassemblai mes hardes et, avec mes six enfants, m'acheminai vers Montréal.
Mon cauchemar ne devait pas durer. Quelques hommes vraiment importants m'aidèrent à fonder un journal de combat, « Le Jour », qui, neuf années durant, me permit de bien survivre et surtout de contribuer quelque peu à une libération plus précieuse que l'indépendance nationale elle-même, la libération de l'esprit.

Maintenant que je franchis l'ultime étape de ma fiévreuse carrière, il m'arrive de me demander si les incidents que je viens de relater n'ont pas donné à réfléchir en haut lieu. Ainsi s'expliquerait le fait que, depuis avril 1934, la foudre n'a frappé aucun de nos écrivains les plus hardis. Aurais-je été leur paratonnerre? Peut-être. Si tel est le cas, il leur faut ou bien m'en savoir gré ou bien m'en tenir rancune. »

JEAN-CHARLES HARVEY (Introduction à l'édition de 1962)

À lire sur Patrimoine, histoire et multimedia la motion de censure du cardinal Villeneuve et la réponse de Harvey telles que rapportées dans le journal L'Action catholique le 26 juillet 1934.

1 mars 2009

Les Demi-Civilisés

Jean-Charles Harvey, Les Demi-Civilisés, Montréal, Éditions du Totem, 1934, 223 pages. (Harvey a présenté une nouvelle version du roman en 1962)

Au sortir de ses études, Max Hubert hésite entre divers métiers, avec un penchant marqué pour le droit, qu’on lui déconseille, vu la moralité douteuse qui s’attache à la profession. Son amie Dorothée Meunier lui conseille le journalisme. Elle lui propose de s’associer pour lancer une revue, que son père, un parvenu qui a fait sa fortune dans la contrebande, financera. Ainsi le « Vingtième siècle » voit le jour. Cette revue prétend donner une voix à la nouvelle génération, en étirant autant que possible la marge de liberté qu’on peut avoir dans la société de l’époque. La revue trouve un lectorat et l’amitié entre Max et Dorothée se transforme en amour. Entre eux, il n'est pas question de mariage pour autant; ils préfèrent l’amour libre.

Tout va bien pour Max Hubert et puis, un jour, son petit monde bascule. C’est d’abord Dorothée qui, sans raison, lui annonce qu’elle le quitte. Max comprend qu’elle le fait contre son gré. Dépité, il collectionne les aventures, méprisant les femmes qui lui tombent dans les bras. Ensuite, une secousse va provoquer la disparition de la revue : dans un article virulent, un de ses collaborateurs s’attaque au peuple canadien-français. Une levée de boucliers, entre autres des cercles religieux, s’en suit. Hubert et sa revue perdent tous les protecteurs qu’ils se sont attachés au fil des ans : politiciens, professeurs, bourgeois influents, religieux, personne ne veut se compromettre. Dernier drame dans la vie d’Hubert, il apprend que Dorothée entre chez les religieuses.

Les derniers chapitres nous donnent le fin fond de l’énigme, concernant Dorothée. Son père a tué, sans se faire prendre, l’amant de sa femme. Or, il y a tout lieu de croire que ce dernier était le véritable père de la jeune fille. C’est cette découverte qui est à l’origine de sa « vocation religieuse ». Apprenant cela, Max se rend au couvent et essaie de la convaincre de ne pas prononcer ses vœux. C’est elle, finalement, qui viendra le rejoindre, par un temps glacial, habillée de la blanche robe de son initiation.

Que ce soit un roman important, il ne faut pas en douter. Bien entendu, comme chacun le sait, le roman fut censuré et Jean-Charles Harvey, qui avait ses entrées auprès du premier ministre, perdit sa fonction de directeur du Soleil. Il dut signer un papier dans lequel il désavouait son roman, Que voulez-vous, il avait six enfants à nourrir!

Le roman avait tout pour faire scandale : Max Hubert et ses amis participent à des « wild party » qui ne sont pas loin de l’orgie, pratiquent l’amour libre, certains se droguent, d’autres sont bootleggers. Les femmes ne sont pas des mères mais des amantes. Les hommes se veulent libres penseurs. La recherche du plaisir est le but de plusieurs personnages. Cette pratique de l’hédonisme sans remords heurtait de plein fouet la morale judéo-chrétienne de l’époque, il va sans dire.

Quant à moi, le principal mérite de ce roman, c’est de décrire la place d’un intellectuel indépendant dans la société québécoise de l’époque. C’est très simple : on n’attendait qu’un faux pas pour lui tomber dessus et le broyer. Ce qui est amusant, c’est que Harvey décrit dans son roman ce qui va lui arriver dans la vraie vie. L’effet de miroir est saisissant!

C’est un roman important, mais ce n’est pas un très bon roman. D’abord, Harvey n’a aucun sens du dialogue. Ses personnages monologuent, dissertent sans cesse. Les idées ne passent jamais par l’action : on parle, on parle et on parle encore! Et c’est pire encore lorsque les personnages échangent des sentiments. C’est à peu près le langage romantique du début du XIXe siècle. Et comme on l’a vu dans ses œuvres précédentes, Harvey est médiocre lorsqu’il se mêle de développer une intrigue amoureuse. C’est toujours mièvre, même si, ici, les personnages font preuve de beaucoup de liberté sexuelle.

Par contre, la charge critique ne peut être plus forte. On pourrait dire que Harvey tire sur tout ce qui bouge. Il décrit ainsi la ville de Québec : « Parmi ces laideurs de la masse puante, cloaque bouillonnant de plaisir, de vices, de sourdes résignations… » Il écorche les femmes : « Les vraies femmes ne se délectent guère à la conversation d’autres femmes ». Il vilipende le clergé, osant dire qu’il est riche, vénal, qu’il maintient le peuple dans l’ignorance : « Hermann se demandait quel serait le Christ du vingtième siècle avec des temples magnifiques bâtis par l'argent des gueux sous la peur de l'enfer; avec des biens immenses cotés par la haute finance et ne rendant pas tribut à César, le César honni, à qui le pauvre Jésus rendait son effigie et son denier ». Il attaque les petits politiciens véreux, les bourgeois qui n’ont aucune vie intellectuelle : « Chez les êtres qui, au lieu de leur chapeau, ont accroché leur cerveau à une patère, et qui croient que la tête est un appendice non seulement inutile, mais nuisible, les attitudes ridicules ont le champ libre. » Tout compte fait, ce qu’il dénonce, c’est une société qui ne pense pas, qui n’a pas de culture, une société à l’esprit anémique, qui se replie sur son histoire et ses églises, qui se répand en courbettes devant les colonisateurs.

Pour expliquer ce manque d’envergure du peuple canadien-français, il évoque les effets de la Conquête : elle nous aurait maintenus trop longtemps dans notre rôle de paysans et elle aurait fait de nous des résignés, inaptes à affronter la société moderne. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’auteur dénigre la paysannerie. Au contraire, il n’y a qu’elle qui trouve grâce à ses yeux. Ainsi après avoir vécu tous ses déboires, Max retourne à la campagne, revoir la maison abandonnée de ses ancêtres (le motif de la « maison condamnée » est fréquent dans les œuvres du terroir). Et on a droit à un véritable morceau de bravoure que les terroiristes les plus convaincus ne renieraient pas. « Toute la nation repose sur ces obscurs qui ont été presque les seuls à vraiment souffrir pour la sauver. Ce qu'ils ont fait, eux, ils ne l'ont pas crié sur les toits, ils ne l'ont ni publié, ni hurlé dans les parlements: ils l'ont fait par devoir, sans espoir de récompense humaine. Abandonnés à la conquête, ils ont continué à labourer et à engendrer sans se soucier des nouveaux maîtres. Puis ils ont fait ce qu'on leur disait de faire. Ils n'ont pas maugréé; ils ont tout accepté, les yeux fermés, tout subi, tout enduré. Ils sont pourtant restés fiers, intelligents, originaux, raisonnables et personnels. Il me semble que notre paysannerie est la plus civilisée qui soit au monde. Elle est la base sur laquelle nous bâtissons sans cesse. Ce n'est pas chez elle qu'on trouve la plaie des demi-civilisés: c'est dans notre élite même. »

Extrait
- Notre petite bourgeoisie est toute formée de déracinés. Il suffit de remonter à une ou deux générations pour y rencontrer le paysan. Tout le fond de la race est là. Aussi longtemps que les nôtres sont paysans et demeurent près de la nature, ils possèdent les dons les plus riches de l'humanité: intégrité, douceur, ordre, sacrifice, oubli de soi, sincérité de foi et de mœurs. Le pays leur doit tout. Prenez-les et essayez de leur faire une vie cérébrale, après leurs trois siècles d'atavisme terrien ou forestier. Vous faites d'eux surtout des égarés. Dans leur champ, ils pensent juste, et leur pensée s'arrête à la limite que leur prescrit l'autorité, non pas parce qu'ils sont dupes ou veules, mais parce qu'ils savent qu'il est nécessaire d'obéir à quelqu'un en ce monde. La soumission du bon sens, quoi. C'est cet esprit qui les a grandis et les a poussés à des actes d'un courage et d'une beauté inouïs. Instruisez maintenant ces hommes si près de la nature. Si vous n'êtes pas en état de les élever jusqu'à la plus haute culture et jusqu'à la plus forte discipline de l'esprit, vous faites d'eux une génération de ratés. Vous créez en leur âme un état artificiel qui, chez les vieilles races, serait considéré comme un acheminement, et qui, chez nous, n'est que trop souvent le terme de la formation. D'une instruction de transition, on fait, chez nous, une éducation cristallisée. L'individu des vieux pays qui tend vers l'élite et qui commence son entraînement intellectuel, une fois entré dans la période artificielle dont je viens de parler, s'échappe de cet état de déformation relative afin d'aller plus loin, beaucoup plus loin, dans le perfectionnement de sa personnalité; et il se rapproche de nouveau de la nature, cette nature qui est le commencement et la fin de toute valeur humain portée à son raffinement suprême. Le malheur, en ce pays, je le répète, c'est que la plupart s'enlisent dans la période de l'artifice. Plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Canadiens instruits sont des primaires. Après leur vingtième année, ils n'apprennent plus rien que la routine de l'expérience et il ne pensent plus à rien qu'à ce qu'on leur a dit de penser. Ils s'atrophient. Vois-tu la gravité d'une telle situation? Notre élite, ce qu'on appelle sans ironie notre élite, porte fièrement sa petite provision de connaissances sur l'histoire, les mœurs, la philosophie et les arts du monde. On dirait un éléphant attelé à une brouette d'enfant. Comme toute nourriture spirituelle porte en soi des ferments de dissolution morale, c'est cette dissolution seulement qui agit sur nos pseudo-intellectuels. De là, chez eux, tant de signes de dégénérescence précoce. Je leur préfère de beaucoup les paysans de vieille souche, qui ont gardé la mesure, le bon sens, l'équilibre.En écoutant Lucien, je revoyais ma petite enfance. Moi aussi, j'étais issu de la terre. J'avais marché dans les labours, à la suite de mon aïeul, vieillard à barbe blanche, qui besognait du petit jour jusqu'au coucher du soleil, qui garda jusqu'à la mort sa jeunesse de cœur, et dont le visage ne refléta jamais l'ombre d'une passion mauvaise.- Je veux, dis-je à mon ami, revoir la vieille maison de mes ancêtres. J'ai besoin de m'y retremper. Viens-tu avec moi? (pages 192-194)

Lire L'Affaire «Les Demi-Civilisés»

Jean-Charles Harvey sur Laurentiana :
L’Homme qui va
Marcel Faure
Sébastien Pierre